« Bon, quand est-ce qu'on commence ? » Il est 20 heures passées de quelques minutes en cette première soirée de game jam et François Bonnet, cofondateur et directeur éditorial de Médiapart, s'impatiente. C'est que pour lui, comme pour les huit autres personnes de Médiapart qui participent (au total huit journalistes, un par équipe, plus l'un des développeurs du site qui s'est intégré à l'une des équipes), l'exercice est nouveau, inédit. Les développeurs de jeux vidéo qui ont ce vendredi soir-là investi la rédaction de Médiapart sont en revanche pour la plupart des vétérans : ils se retrouvent, ouvrent des bières, prennent des nouvelles les uns des autres et commencent à discuter de leur projet, pendant que les journalistes de Médiapart qui ne participent pas à la jam terminent de quitter les lieux. Enfin, Laurent Checola, de La Belle, le coorganisateur de la jam, donne le top départ. Pas de grand discours, peu de blabla : la Médiajam n'est pas comme les autres. Traditionnellement, une game jam, c'est un thème commun (souvent fourre-tout) révélé au dernier moment. Ici, tout a commencé bien en amont : chacune des huit équipes a son thème propre, qui a été décidé entre journalistes et développeurs à peu près un mois avant la jam, pour laisser le temps à tout le monde de bien réfléchir au sujet et de proposer un game design en rapport. Le but de la jam, comme me l'explique Thibaut de Corday, également de La Belle, n'est ni de produire des petits jeux simples (comme on en voit souvent en game jam), ni des serious games ou des jeux éducatifs, mais des jeux politiques, qui utilisent leurs mécaniques pour faire passer un message, plus proches par exemple des productions Molleindustria. C'est ambitieux.
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Médiajam
Quand Médiapart fait ses jeux
Les game jams, c'est toujours pareil : une bande de développeurs de jeux vidéo s'enferment dans un local durant 48 heures et à la fin en sortent des petits jeux, souvent jolis, souvent fun mais rarement marquants. Mais quand Médiapart a organisé une game jam dans ses locaux, avec ses journalistes et des développeurs invités, on a voulu aller voir si cette fois-ci ce serait différent.
Le jeu 2017 n'aura pas lieu.
2017 n'aura pas lieu, le jeu d'enquête et de réflexion du groupe d'Edwy Plenel, où il faut associer journalistes, sources et enquêtes pour faire tomber chaque candidat.
Chacune des équipes a eu son thème propre, décidé entre journalistes et développeurs un mois avant la jam pour leur laisser le temps de bien réfléchir.
Réunion en catastrophe. Une fois le départ donné, la plupart des groupes rejoignent directement leur bureau et commencent à s'y installer. Certains (comme le groupe d'Edwy Plenel, où l'on trouve deux développeurs d'Amplitude Studios) font un petit point pour s'assurer que tout le monde est d'accord sur la marche à suivre, pour partager la charge de travail et établir un mini-planning tenant compte des heures de sommeil : en habitués, les développeurs présents savent qu'une nuit de sommeil est toujours plus utile qu'une nuit blanche... Et puis après tout, la plupart des participants ont un travail qui les attend lundi et ne peuvent donc pas se permettre de chambouler tout leur cycle de sommeil. D'autres partent à la cafétéria faire le plein de victuailles avant tout le monde ou fumer sur la petite terrasse de la rédaction. L'un des groupes (que je suis un peu par hasard) part s'enfermer dans une salle de réunion où traîne une pancarte de Voltuan et au mur des citations à la gloire de Médiapart. Cette équipe est composée de Géraldine Delacroix, journaliste à Médiapart, Pierre Corbinais (qui fait des jeux et tient le site Oujevipo.fr), Brice Dubat et Delphine Fourneau de l'excellent collectif Klondike, ainsi que Quentin Laloux, étudiant dont c'est la première jam. Il s'assoient au bout d'une longue table de réunion et bien vite le problème apparaît : contrairement aux autres, eux n'ont pas tout préparé il y a un mois, et leurs idées de jeux ne leur conviennent pas encore. Il faut donc tout faire depuis le début, ou presque.
Game design en direct. Le thème proposé au groupe est complexe, ce qui n'arrange rien : « Qui vote ? Pourquoi on vote ? Comment on vote ? » Géraldine s'est renseignée sur le sujet et fournit quantité de statistiques et d'explications, notamment sur le scrutin présidentiel de 2012. Brice, qui, en tant que game designer et seul programmeur, a de fait un rôle de chef d'équipe, veut trouver comment représenter l'abstention, sujet qui le passionne. Le débat tourne longtemps sur la question du vote, de ses effets sur l'électeur, de l'évolution des campagnes présidentielles au fil des ans. Faut-il suivre les courants politiques, les idées, les programmes ? Comment aborder la question des personnalités politiques, qui ont souvent pris le pas sur les idées ? Il est 21 heures, et la question du jeu reste encore très floue : un dungeon crawler, vaguement. Petit à petit, les idées commencent à arriver, mais toutes se heurtent soit au thème, soit aux contraintes de temps : difficile de représenter en une quarantaine d'heures un humanoïde dont les idées changeraient à chaque vote. Comme le souligne Delphine, « le jeu peut détourner du message, il faut rester vigilant sur ce qu'on veut dire ». En fond, on entend des applaudissements toutes les cinq minutes : les autres projets sont présentés en direct sur Twitch. Quand c'est au tour de Brice, il y va sans finalement savoir trop quoi dire. Et puis, à force, le jeu commence à se construire, au point que la politique disparaît presque des discussions, laissant la place au game design.
Canards Actuels, par l'équipe de Dan Israel, vous met dans la peau d'un grand patron de presse capable d'orienter la prochaine élection présidentielle en choisissant quelles actualités mettre en avant.
Le consensus semble être que c’était une bonne jam : une bonne ambiance et des titres intéressants.
Des inconvénients du dialogue pour transmettre des idées. À 22 heures, Pierre, parti fumer, prévient que les réserves de nourriture sont basses à la cafétéria : si on veut manger, c'est maintenant. Ça tombe bien, ça fait déjà un moment que tout le monde faisait semblant de ne pas entendre les grognements d'estomac. En mangeant, la discussion continue : comment le personnage acquiert-il des idées avant chaque vote ? Comment en transmet-il ? Brice aimerait un système de dialogues, mais tout le monde l'en décourage. Géraldine et Pierre, surtout, craignent de ne pouvoir écrire en si peu de temps que des textes assez naïfs et dénués de subtilité. Delphine, elle, craint que ça n’apporte qu’une surcharge de travail. À 23 heures, de retour dans la salle de réunion, un organisateur de Médiapart passe une tête inquiète par la porte et demande si tout va bien : tous les autres groupes sont déjà installés à leurs bureaux et ont commencé à turbiner. Peu après, c'est Edwy Plenel qui passe à son tour la tête par la porte : le cofondateur de Médiapart rentre chez lui et souhaite la bonne nuit à tout le monde. Quand je quitte les locaux de Médiapart à minuit, l'équipe de Brice et Géraldine est toujours cloîtrée dans sa salle : pendant que Brice appelle un thésard de ses amis pour plus de détails sur la façon dont les gens votent, les autres réfléchissent à quelles idées représenter dans le jeu. Tous les détails ne sont pas encore établis, loin de là, mais il y a au moins une base commune. Il reste quarante heures avant le rendu.
Progrès éclair. Le lendemain, samedi, j'arrive comme une fleur vers midi dans les locaux de Médiapart, je découvre que le groupe que j'ai quitté douze heures plus tôt a beaucoup progressé : après encore deux heures de réunion, ils se sont enfin mis d'accord. Delphine a défini une direction artistique et Quentin et elle-même ont déjà bien avancé sur les graphismes. De son côté, Pierre détourne des citations célèbres associées à des idées, tandis que Brice a déjà un début de jeu qui tourne. Et pourtant, tout le monde a dormi ! Les autres groupes aussi ont beaucoup avancé, et les jeux commencent à apparaître. À une table voisine, Thomas Sandmeier, qui développe un jeu sur Vladimir Poutine avec François Bonnet, a décidé de repasser chez lui chercher son grand écran, afin de mieux travailler. À part ça, c'est une ambiance classique de samedi de jam : peu de blabla, beaucoup de taf. La contrainte de temps est maintenant dans la tête de tous, et quelques canettes de boissons sucrées et caféinées commencent à apparaître sur les bureaux. Deux choses viennent tout de même rompre le calme : d'une part le défilé des journalistes (une équipe d'Arte filme toutes les équipes depuis le matin), d'autre part les deux sessions de présentations de projets en direct sur Twitch, en plein milieu de l'open space où presque toutes les équipes travaillent.
Le jeu Canards Actuels.
« Trouver un ton suffisamment léger, mais à la fois pertinent »
Game jam over. Dimanche, début d'après midi : surprise, tout le monde ou presque a déjà fini son jeu. Certains en profitent pour corriger quelques bugs, d'autres préfèrent ne toucher à rien de peur d'en rajouter. Les visages sont fatigués, certains se baladent pieds nus, mais l'ambiance est détendue. Les journalistes, qui pour la plupart ont surtout transmis leur savoir et écrit des textes, découvrent les jeux et discutent entre eux de leur expérience. Un peu plus tard dans la journée, La Belle et Médiapart diffusent sur Twitch une dernière présentation de chaque projet, avec cette fois le jeu qui tourne, et puis tout le monde remballe. Le consensus semble admettre que c'était une bonne jam : pas de rhume qui s'est transmis à tout le monde, une bonne ambiance (certains jammeurs filent même un coup de main pour ranger) et des jeux intéressants. Mais ce n'est pas tout à fait terminé : chaque équipe a encore une semaine pour peaufiner son jeu (rogner les bugs, limer l'interface, rajouter quelques détails de-ci de-là) avant qu'il soit mis à disposition du public, d'abord sur Médiapart.
Grand écart. Quelques jours plus tard, je recontacte les groupes de François Bonnet et Géraldine Delacroix pour faire le point avec un peu de recul. Leurs jeux ne pourraient être plus différents : d'un côté Le Fil rouge, jeu narratif ambitieux proposant une enquête sur « le président russe », qui tire parti des années passées par François Bonnet en tant que correspondant du Monde à Moscou ; de l'autre Murmurations, un titre très abstrait et presque frénétique sur le vote, l'uniformisation des idées et l'absence de choix. Et pourtant, tous deux répondent aux objectifs de la jam : un jeu original doté d'un contenu politique. Leur approche a été très différente. « Notre façon de faire un jeu n’a pas été bouleversée, puisque nous essayons toujours de partir d’une expérience ou d’une intention fortement documentée, explique Thomas Sandmeier, qui a dirigé l'équipe du Fil rouge. François nous a apporté sa connaissance, un travail long de plusieurs années sur un sujet spécifique. Cela correspond à une somme d'informations énorme, qu'il a pris le soin d'organiser, de trier et de lier. Avoir de la matière facilite les prises de décision et permet d’avoir une cohérence tout au long du processus créatif. Habituellement, c'est impossible dans le cadre d'une game jam. On a donc rapidement décidé d’axer tout le jeu autour de son travail, en essayant au maximum de le mettre en confort pour qu’il puisse partager le plus naturellement possible ses connaissances avec les joueurs. »
Le Fil rouge, du groupe de François Bonnet, fiction touffue sur Vladimir Poutine qui demande pour progresser de faire des recherches sur des articles réels.
Le jeu Le Fil rouge.
« Il faut éviter de tomber dans le manipulatoire, de saisir la mécanique du jeu pour manipuler les gens dans leur perception du réel »
Attentes handicapantes. L'équipe de Murmurations, elle, a plus souffert des contraintes. « Le problème a été que nous n'avions au départ pas grand-chose de neuf à dire sur le sujet des élections et de l'abstention, ou du moins pas d'angle clair à exploiter, raconte Pierre Corbinais. Il nous aurait peut-être fallu faire plus de recherche en amont sur le sujet, trouver un angle ou une statistique qui nous intéressait particulièrement, mais en même temps, c'est plus amusant de jouer le jeu de la jam en 48 heures. » Brice Dubat renchérit : « plus que la thématique, c'est le contexte qui me mettait la pression sur le traitement du sujet. Une jam classique, le thème au final, on s'en fout un peu. C'est un point de départ, on s'amuse avec, on le détourne, et après on l'oublie pour se concentrer sur le jeu. Là c'était différent, il y avait une attente au niveau de La Belle, de Médiapart, et du public potentiel. » Si l'équipe du Fil rouge a décidé de faire un jeu d'enquête après avoir adoré se plonger dans la documentation de François Bonnet, celle de Murmurations a en revanche en partie conçu le sien en réaction aux commentateurs de Médiapart. « On avait à produire des \'jeux à enjeux\', précise Delphine Fourneau, et on ne badine pas avec la politique (enfin normalement ?). Il y avait aussi une pression liée au public, notamment après avoir lu les premières réactions des abonnés à l'annonce de la jam. Il fallait trouver un ton suffisamment léger, mais à la fois pertinent. » Pierre Corbinais : « L'idée d’abstraction et de simplicité me plaisait beaucoup. Dans les commentaires sur Médiapart à l'annonce de la jam, plusieurs trolls avaient balancé des trucs du genre : \'Des jeux vidéo? Vous nous prenez pour des enfants ?\' Du coup, j'avais très envie en réaction de faire un jeu sur les élections pour les enfants qui reste intelligent (parce qu'ils sont loin d'être cons, les enfants, en vrai). On n'est pas tombé si loin finalement. » Avec une limite tout de même : en s'orientant vers un jeu plus métaphorique, moins réaliste, l'équipe a finalement bien moins eu besoin de sa journaliste que prévu.
Les risques du métier. À Médiapart, si l'on a découvert au passage une nouvelle façon de présenter des informations et de raconter des affaires, avec énormément d'avantages que ne proposent pas articles et vidéos classiques, on a aussi vite vu les limites de l'exercice. « Ce qui est compliqué, détaille François Bonnet, c'est le rapport de la réalité et de la fiction. En tant que journalistes, on est forcément très attentifs au respect des faits, des enchaînements, alors que le jeu vidéo, qui est dans une mécanique d'amusement, doit prendre des libertés avec ça. Chaque élément narratif peut être documenté, mais le lien qui est fait, parfois de manière extrêmement brutale, peut enlever des nuances, rajouter des outrances et donner quelque chose de militant, de propagande. Il faut éviter de tomber dans le manipulatoire, de saisir la mécanique du jeu pour manipuler les gens dans la perception qu'ils vont avoir des infos qui vont émailler le jeu. Par exemple, c'est le risque principal du jeu sur la Russie (auquel François Bonnet a participé, NDR), qu'il soit pris comme une machine de propagande, alors que ce n'en est évidemment pas l'objet, personne n'avait envie de faire ça. » Pour autant, le directeur éditorial de Médiapart en sort épaté : « J'ai l'impression d'avoir découvert toute une série de métiers, un univers professionnel que je ne connaissais pas, des outils techniques qui m'ont bluffé. Et puis la collaboration s'est bien passée, on a facilement trouvé la place de chacun dans les équipes, chacun était sur ce qu'il savait faire le mieux. »
Dans les rouages du jeu Le fil rouge.
Lundi soir, du groupe de Mathilde Goannec, interroge l'espace de travail du futur et sa séparation (ou son manque de séparation) avec le domicile privé.
En attendant la suivante. Devant la satisfaction tant des jammeurs que des journalistes, Médiapart et La Belle n'excluent pas d'organiser une nouvelle game jam à l'avenir, pourquoi pas en passant à une échelle supérieure. Voire de produire son propre jeu, en plus des articles et vidéos que le site publie déjà. « L'idéal, conclut François Bonnet, ce serait que dans trois mois l'une des équipes nous rappelle pour nous dire 'Faisons un jeu en un mois, avant l'élection' ». En attendant, à l'heure où vous lisez ces lignes, les huit créations de la première Médiajam devraient d'ores et déjà être disponibles sur Humble et itch.io. Vous pouvez les trouver à l’adresse suivante : cpc.cx/mediajam.
Le jeu Lundi soir.
Le jeu Murmurations.
Murmurations, par le groupe de Géraldine Delacroix, où l'on tente de transmettre ses idées mais où chaque vote uniformise un peu plus la pensée.
Politic, L'élection, jeu de cartes inspiré de Magic, l'Assemblée mais sur fond de financement des campagnes électorales, par le groupe de Mathilde Mathieu.
Le jeu Politic, L'élection.
Pourparlers, de l'équipage de Sabrina Kassa, met quatre joueurs sur un bateau dans un jeu mi-coopératif, mi-compétitif, où il faut décider du sort des autres par tirage au sort.
Le jeu Pourparlers.
Quartet en crise, pour 1 à 4 joueurs, où en tant que ministre vous devez conseiller le Président pour assurer sa réélection (par l'équipe de Nicolas Cantaloube).
Le jeu Quartet en crise.