Si vous avez connu la grande époque des mods, de la fin des années 1990 au début des années 2000 (au temps béni où, pour les télécharger, il fallait soit connaître les bons coins sur IRC où l'on s'échangeait des FTP planqués, soit intégrer une interminable file d'attente virtuelle sur Fileplanet), vous vous souvenez sans doute des nombreux game designers autoproclamés qui voulaient créer le jeu de leurs rêves. Dinosaures, jetpacks, un immense monde ouvert, des voyages dans l'espace, du bullet-time, une vue FPS mais aussi TPS, des milliers de PNJ ayant tous leur histoire, du kung-fu... toutes leurs idées (généralement tirées du dernier film à la mode) y passaient. Et ils publiaient sans cesse des offres de recrutement pour des équipes entières, eux-mêmes se contentant de superviser le projet, qui bien entendu n'aboutissait jamais. Des histoires de production du même genre, on en trouve encore beaucoup aujourd'hui, mais elles sont noyées dans la masse d'indés, qui proposent des jeux tantôt exceptionnels, tantôt médiocres mais en tout cas incroyablement nombreux. Au milieu des années 2000, pourtant, bien avant l'actuelle vague indé, deux équipes ont décidé de faire de leur jeu rêvé non seulement une réalité, mais aussi une entreprise. Aujourd'hui, ils sont toujours là et ont même réussi à sortir des titres que, par charité, l'on qualifiera de « jouables ». En revanche, et ça ne surprendra personne, ils n'ont toujours pas appris à gérer un projet.
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Orion et Interstellar Marines, les acharnés du FPS
En informatique, un « vaporware » désigne un logiciel annoncé, dont les concepteurs ne manquent pas de faire miroiter les mirifiques merveilles, mais (a) pas encore disponible et (b) très en retard. Le terme date de 1982 et aujourd'hui, à l'époque de l'accès anticipé, il manque un mot pour désigner les logiciels annoncés comme fabuleux mais dont seule une toute petite partie est réellement accessible.
Guardians of Orion.
Guardians of Orion. Des dinos, des méchas... Ne manque qu'un requin à pattes et on pourra remballer.
À la grande époque des mods, de nombreux game designers autoproclamés voulaient créer le jeu de leurs rêves.
La menace fantôme. Pour David Prassel, tout a commencé en 1998, quand il avait onze ans. C'est du moins ce qu'il affirmait il y a quelques années dans l'historique de son projet, dont il a depuis supprimé la page web. À cet âge précoce, le jeune Prassel participe à un mod, La Menace fantôme (un an avant la sortie du film !) pour Jedi Knight 2, qui ne sort finalement pas. Mais Prassel n’a pas perdu la passion et en 2000, il annonce un nouveau mod (cette fois pour Half-Life) : Incoming, inspiré par Counter-Strike, Tribes et Halo. Les années passent, Incoming ne sort pas mais parvient tout de même à se faire remarquer par le soin avec lequel il copie les véhicules, décors et personnages de Halo. En 2005, Prassel dévoile Incoming : Source (si vous avez connu la grande époque des mods, vous vous souvenez sûrement de ces projets qui changeaient de moteur comme de chemise...), qu'il abandonne peu de temps après. Huit ans ont passé depuis ses débuts, Prassel est maintenant adulte et n'a sorti aucun des mods promis. Jusque-là, rien de bien surprenant : après tout, les mods qui voyaient le jour étaient l'exception.
Le requin de l'espace. Fin novembre 2005, Zero Point Software, un studio de développement danois jusqu'alors inconnu, met en ligne la bande-annonce de son premier jeu, Project IM. Au programme, des soldats de l'espace avec des gros flingues, un gros mécha, des décors gris... Cette brève vidéo précalculée, conçue pour attirer investisseurs et éditeurs, a demandé deux ans de travail à Zero Point, depuis sa création en août 2003. Le projet, lui, date de 1993, quand les deux fondateurs du studio, alors enfants, ont imaginé le concept. Quelques jours plus tard, le studio donne plus de détails : Project IM sera un FPS AAA non-linéaire utilisant l'Unreal Engine 3, avec du solo et du coopératif à quatre, des bouts de RPG et de tactique. Une petite phrase du communiqué de presse passe presque inaperçue : Project IM sera le premier jeu d'une trilogie. C'est le premier signe que Zero Point a les yeux beaucoup plus gros que le ventre. Quelques mois plus tard, une nouvelle vidéo (une nouvelle fois entièrement précalculée, sans une seule seconde de gameplay) apparaît : le jeu a été renommé Interstellar Marines et contient désormais un grand requin blanc de l'espace qui peut marcher avec de petites pattes. Le studio n'a pas trouvé d'éditeur mais qu'importe : il décide de continuer et de produire ce qu'il appelle un « indie AAA ». Ou trois, puisqu’il s’agit d’une trilogie.
Interstellar Marines aujourd'hui.
Project IM en 2005. Ça déborde de personnalité, vous ne trouvez pas ?
Aujourd'hui, après des années à filouter, Orion comme Interstellar Marines semblent enfin s'essouffler.
Premier contact. Et puis, plus de nouvelles jusqu'en 2009 : en mai, près de six ans après l'ouverture du studio, Zero Point lance les précommandes et donne enfin des détails sur les jeux. Enfin, des détails... On a juste les noms des trois épisodes : First Contact, When worlds collide, Satellite of Saturn. Finalement, le studio ne veut plus d'éditeur (ou en tout cas n'a réussi à en convaincre aucun) et préfère que le jeu soit financé par la communauté, un procédé original pour l'époque ; Kickstarter n'a ouvert que trois semaines plus tôt et on ne peut pas dire qu'il attire les foules. D'ailleurs, Zero Point utilise uniquement son site pour sa campagne de financement. Sans surprise, c'est un échec : six mois plus tard, les développeurs sont de nouveau à la recherche d'investisseurs, pour une sortie du premier épisode en 2013. Depuis 2006, les Danois ne semblent avoir pratiquement rien produit, à l'exception d'une toute petite scène 3D à peine interactive, mais pour Noël 2009, ils se surpassent et sortent Bullseye. Qu'est-ce que Bullseye ? Une démo où un personnage statique tire sur des cibles. Après toutes ces années, ça reste pour le moins léger. Pour se faire pardonner, Zero Point sort quelques mois plus tard une autre démo, Running Man, où l'on peut cette fois se déplacer et tirer sur des IA complètement débiles. Comme tous les procrastinateurs, le studio danois met le manque de progression du projet sur le compte du changement de moteur : à la place de l'Unreal Engine 3, Interstellar Marines utilise désormais Unity.
Le prélude aux emmerdes. En 2010, David Prassel a lui bien progressé : cela fait deux ans qu'il travaille sur « sa nouvelle licence », Orion. Fin 2009, il a sorti une première version bêta de son mod multijoueur Orion : Source (des soldats de l'espace, des gros flingues, des décors futuristes, etc.), mais ce qu'il veut vraiment pour mettre en place son univers, c'est réaliser un jeu complet. Avec son frère, Prassel crée son entreprise, Spiral Game Studios (« J'ai passé chaque jour de février 2010 à taper un document d'entreprise de 800 pages », écrivait-il dans son historique, document que j'aurais beaucoup aimé lire, contrairement sans doute aux éditeurs qui ont eu le malheur de recevoir pareil pavé dans leur courrier), change encore de moteur, cette fois pour l'Unreal Development Kit, et en août annonce Orion : Prelude, son chef-d'œuvre avec des soldats de l'espace, des gros flingues, des jetpacks, des dinosaures et des décors futuristes. Prassel annonce le jeu pour début 2011. Mais à cette date, à la place, Orion : Prelude débarque sur Kickstarter (on est alors un an avant que Double Fine et inXile ne tentent le coup, donc le financement participatif reste encore relativement inconnu). Et là, surprise, ça marche : Spiral Game Studios récupère un peu plus de 17 000 dollars pour Orion : Prelude. Prassel pourrait enfin être sur de bons rails... mais un an plus tard, ce qui sort s'appelle finalement Orion : Dino Beatdown et n'a rien du jeu promis.
La seule image d'Orion Instincts, petit ange parti trop tôt.
Orion Prelude à son annonce en 2010. Des dinos et des jetpacks.
Passage à l'action. En mars 2011, quelques semaines après le succès du Kickstarter d'Orion, Zero Point aussi fait appel à sa communauté, mais toujours sur son site. Cette fois, pas question de vendre des précommandes, ça ne rapporte pas assez. Alors les Danois tentent l'impossible : mettre en vente 100 000 actions de l'entreprise (soit 8 % environ de la boîte) à un prix absurdement élevé. Pour un minimum de 50 dollars, il est ainsi possible d'obtenir 10 actions. Lesquelles ne donnent ni droit de vote (Zero Point les conserve, c'est dans le contrat) ni bénéfices, puisque le studio n'en fait pas. Et pourtant, ça prend. Pas autant que prévu, mais quand même : Zero Point distribue près de 20 000 actions à des pigeons. En passant, le slogan d'Interstellar Marines va droit au but (et au cœur des plus naïfs) : « You will believe » (que l'on peut traduire au choix par « vous y croirez » ou « vous tomberez dans le panneau »). En avril 2011, entre précommandes et ventes d'actions, le studio affirme avoir récupéré 125 000 dollars de ses fans. Fin 2011, les Danois sortent Deadlock, une alpha multijoueur proposant une seule carte et pas grand-chose à faire.
Une horde d'emmerdes. Une alpha multi, voilà comment l'on pourrait décrire l'Orion : Dino Beatdown de David Prassel. Il y a des dinosaures, certes, et des soldats de l'espace avec des gros flingues, les deux peuvent se combattre (ou plutôt, les humains peuvent combattre en coop' les dinos), mais le jeu se résume à cela ; il se fait étriller un peu partout, à raison. Après quelques mois, Spiral Game Studios l'abandonne, puis annonce le renommer en Orion : Dino Beatdown Jurassic Edition (dans la version suivante, on pourra en effet diriger un T-rex), puis enfin en Orion : Dino Horde. Lorsque ce dernier arrive donc début 2013, le résultat se révèle encore plus catastrophique : non seulement le jeu reste au mieux médiocre, mais en plus Prassel se retrouve accusé de vouloir manipuler le public comme la critique. Sur Steam, Dino Horde n'affiche en effet plus les avis issus de Metacritic pour Dino Beatdown, lui offrant une (extrêmement brève) seconde chance. Pas du genre à se laisser abattre, Prassel (qui a aussi viré son frère et été accusé de ne pas payer ses sous-traitants ainsi que d'avoir piqué des modèles 3D chez la concurrence, notamment Primal Carnage, Natural Selection 2 et Call of Duty Black Ops 3, ce qu'il a mis sur le dos des mêmes sous-traitants) en profite pour annoncer fin 2013 un nouveau jeu prévu pour début 2014 : Orion Instincts. Au programme, du solo, du coopératif pour deux joueurs, un monde ouvert sur plusieurs planètes, une météo dynamique et un contenu bien sûr épisodique, sinon ça n'aurait pas été suffisamment ambitieux. Le jeu est annulé quelques semaines plus tard.
Le fameux requin à pattes d'Interstellar Marines.
Interstellar Marines en 2009.
Prologue pour une fin. Fin 2012, Zero Point Software est enfin passé à Kickstarter : le studio demande 600 000 dollars... mais attention, cette fois pas question que l'argent serve à financer le premier épisode de la trilogie Interstellar Marines. Non, les thunes sont réservées à Interstellar Marines : Prologue, annoncé pour fin 2013. L'entourloupe ne marche pas et le projet échoue (en ayant tout de même séduit près de 4 000 gogos). Alors les Danois font ce que n'importe quel développeur en manque d'argent fait en 2013 : ils sortent en accès anticipé, toujours avec leurs tristes petites démos Unity bricolées à la va-vite, toujours en proclamant leur côté « indie AAA ». Entre les bundles à un dollar et les soldes, Zero Point a vendu environ 200 000 exemplaires de son attrape-nigaud et n'avance pas : le projet vivote, recevant quelques mises à jour par an, mais il ne propose encore que du multi compétitif. Aucune trace du prologue ou de la fameuse trilogie imaginée depuis 1993. Méchas et grands requins blancs de l'espace resteront probablement inaccessibles pour toujours, d'autant que le studio semble avoir perdu la plupart de ses employés. L'été dernier, il fait une nouvelle fois appel à sa communauté : pas pour de l'argent cette fois, mais pour trouver (dans un Google Doc public : http://cpc.cx/ilq) des contacts chez un éditeur, n'importe quel éditeur. Six mois plus tard, le document indique que les Danois n'ont réussi à contacter qu'une dizaine d'éditeurs, visiblement sans grand succès.
Le bus de l'espoir. Du côté de chez David Prassel, on vit le rejet avec hargne. Début 2014, il annonce encore un nouveau jeu, The Orion Project : FPS, soldats de l'espace et tout le tintouin, mais cette fois dans un univers entier, à la No Man's Sky, et avec des méchas. Prassel renomme Spiral Game Studios en Trek Industries et part vivre (et bosser) dans un bus fonctionnant à l'énergie solaire. Hélas, le Kickstarter qu'il lance pour Orion Project échoue quelques semaines plus tard. Pour s'occuper, il re-renomme alors Orion : Dino Horde en Orion : Prelude, et tant pis si ça ne ressemble toujours pas au projet annoncé quatre ans plus tôt. Vendu à un euro et présent dans de nombreux bundles, le jeu se vend comme des petits pains (2,3 millions à ce jour), sans pourtant que personne y joue. Dommage pour un titre multi ! Bien décidé à faire vivre son univers, Prassel lance fin 2015 un Kickstarter pour Guardians of Orion (qui reste plus ou moins le même jeu, pour ne pas changer les bonnes habitudes), qui échoue, puis un Indiegogo en août 2016, qui se plante, et enfin un dernier Kickstarter fin 2016, qui échoue encore. Qu'importe : le jeu est tout de même sorti sur Steam en décembre (c'est, bien entendu, médiocrissime). Avec les années, David Prassel ne semble pas vraiment avoir fédéré une grosse communauté autour de lui : sur Patreon (où les internautes peuvent donner de l'argent chaque mois en échange de contreparties), il n'a attiré que huit personnes, qui lui versent mensuellement un total de 100 dollars. Son prochain projet : Orion : Interlude, s'il n'a pas changé de nom entre-temps.
You will believe. Aujourd'hui, après des années à filouter, Orion comme Interstellar Marines semblent enfin s'essouffler. D'une part, même leurs fans les plus acharnés (car il y en a eu) semblent avoir vu la lumière. D'autre part, le secteur du jeu futuriste dans lequel un game designer balance tout ce qui lui passe par la tête en promettant monts et merveilles est depuis quelques années occupé par un autre projet. Un projet plus gros, qui a lui réussi à récupérer plus de 140 millions de dollars et qui, comme Interstellar Marines et Orion avant lui, a sorti quelque chose de jouable mais stagne quand il s'agit d'aller plus loin et de réaliser toutes ses ambitions. Mais qui sait ? Peut-être Star Citizen parviendra-t-il à sortir un jour en évitant les écueils de ses peu glorieux prédécesseurs. « You will believe. »