Pendant neuf ans, Volition s'est acharné sur sa série phare, Saints Row. Ils n'ont pas peaufiné, équilibré ou enrichi. Ils ont cassé, pété, torturé tous les mécanismes du GTA-like, tous les codes du jeu vidéo jusqu'à ce qu'il n'en reste qu'un tas de gravats. Qu'ont en commun le premier épisode, clone peu inspiré des productions Rockstar, et Saints Row 4 : Enter the Dominatrix, délire trasho-sexuelo-post-moderne qui retournait le joueur et le prenait sauvagement contre le quatrième mur ? Au fil des épisodes, les scénarios sont devenus de plus en plus absurdes, les « activités » proposées au joueur de moins en moins cohérentes (se jeter sous les bagnoles et rebondir de capot en capot au bon vouloir d'un moteur physique volontairement pété, conduire avec un tigre sur le siège passager...). Au terme d'une décennie de ce traitement, Saints Row, de simulateur de guerre des gangs, était devenu un titre où le joueur, capable de courir plus vite qu'une Ferrari et de sauter plus haut qu'un immeuble, armé d'un godemichet contondant et d'un canon à dubstep, doté de pouvoirs si terribles que rien ou presque ne représentait plus une menace, tabassait des extraterrestres et des démons dans une simulation à la Matrix.
C'était aussi, et c'est intéressant de le rappeler en ouverture de ce papier vu qu'on va en recauser, un des rares jeux authentiquement queer. Par la grâce d'un éditeur de personnages aussi puissant que souple, on pouvait y incarner aussi bien un gros baraqué vêtu d'une robe et pourvu d'une voix de femme fatale (voire de zombie, car YOLO) qu'une meuf obèse, à la peau vert fluo et à la longue barbe rouge vif, ou n'importe quelle autre combinaison farfelue, qu'il était d'ailleurs possible de modifier du tout au tout à n'importe quel moment de l'aventure. Saints Row était un espace de liberté total, où rien n'avait de sens ou de constance, ni les règles du jeu, uniquement là pour être violées par le joueur, ni l'identité du personnage. Plus ou moins volontairement, peut-être pour se distinguer de GTA, monstrueuse statue du commandeur dont l'ombre plane sur tous les jeux de gangsters à monde ouvert, Volition avait créé un titre qui, plus qu'aucun autre, a repoussé les limites du jeu « bac à sable ». Puis vint Agents of Mayhem.
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Agents of Mayhem
Mayhem pondéré
« Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage, polissez-le sans cesse, et le repolissez », disait Boileau. « Si possible à raison d'un polissage par an, et un peu avant Noël, c'est ce que recommande le département marketing », ajoutent Activision, EA et Ubisoft. C'est comme ça : l'industrie du jeu vidéo fonctionne de façon itérative. De bêta en patch, d'extension en DLC, de jeu en suite, les développeurs, comme autant d'adorables petits castors débiles et monomaniaques attelés à barrer une rivière, améliorent les versions précédentes, leur ajoutent des fonctionnalités, les perfectionnent... Sauf ceux de Volition. Eux travaillent à l'envers. À la truelle, ils ont préféré le marteau-piqueur.
Volition semble vouloir revenir dans les clous et proposer un gameplay très, trop calibré.
A.G.E.N.T.S. O.F. A.C.R.O.N.Y.M.E. En arrivant à Londres, où avait lieu la présentation, j'étais confiant. Déjà parce qu'on y servait de fort bons croissants aux amandes et que j'entretiens avec la frangipane la même relation que Kurt Cobain avec l'héroïne. Ensuite parce qu'un successeur spirituel de Saints Row, qui se déroule de plus dans le même univers (on y croise d'ailleurs quelques personnages des épisodes précédents, ce qui fera plaisir aux fous furieux qui ont réussi à en suivre le scénario), ne pouvait être qu'hilarant. Lançons donc le jeu. Comme nous l'apprend un petit dessin animé d'introduction plutôt bien fichu, un groupe terroriste du nom de L.E.G.I.O.N, disposant de téléporteurs et d'autres dispositifs de très haute technologie, a attaqué simultanément tous les pays du monde et ridiculisé leurs armées. Heureusement, une responsable de L.E.G.I.O.N. du nom de Persephone va trahir ses maîtres et recruter douze agents d'élite pour monter son propre groupe de résistants : M.A.Y.H.E.M.
Agents of Mayhem – c'est d'ailleurs comme ça qu'il nous a été présenté – est un jeu de tir à la troisième personne à monde ouvert. De ce monde ouvert, cependant, nous ne saurons rien : il n'était pas terminé dans la version à laquelle nous avons joué, et nous avions pour consigne de ne pas nous écarter des objectifs de nos missions. Très bien, causons donc des missions. La plupart suivent un schéma assez classique : après avoir choisi trois agents, le joueur se voit parachuté à proximité d'un objectif (capturer un camp, liquider un boss, infiltrer une base...) qu'il doit accomplir, non bien sûr sans massacrer les hordes de soldats de L.E.G.I.O.N. qui vont lui barrer la route. Pour ce faire, chaque agent dispose d'une arme, d'une attaque spéciale (qui nécessite un temps de repos de quelques secondes avant de pouvoir être activée à nouveau) et d'un super-pouvoir qui peut être déclenché une fois que la jauge de « mayhem », que chaque utilisation de l'attaque spéciale remplit légèrement, est pleine. Notez que seul le personnage sélectionné est présent dans le monde de jeu. Les autres sont invisibles, à l'abri, et récupèrent (très) graduellement des points de vie, jusqu'à ce qu'on décide de passer de l'un à l'autre, ce qui se fait presque instantanément, par téléportation.
Eux, robots. Résumons : trois personnages, multiplié par trois attaques. On dispose donc, en comptant les « supers » rarement utilisés, de neuf armes différentes. Lesdites armes sont bien évidemment complémentaires et encouragent le joueur à constituer une équipe équilibrée (des synergies sont bien sûr possibles : les attaques de tel agent affaiblissent les ennemis, celles de tel autre infligent des dégâts supplémentaires aux adversaires ramollis...), ainsi qu'à changer régulièrement de personnage. La portée du canon scié du gros barbu Hardtack est grotesque, même pour un fusil à pompe de jeu vidéo : au-delà de trois mètres, il est parfaitement inoffensif. À l'inverse, les dégâts infligés par l'arc de l'Indienne Rama sont proportionnels à la distance, ce qui l'a rendu totalement inutile pendant cette démo, sauf dans les très rares cas où l'on affrontait un petit nombre d'ennemis éloignés. On finit donc par se reposer entièrement sur les personnages de moyenne portée, seuls vraiment aptes à faire face aux légions de... euh... de L.E.G.I.O.N. qui nous tombent sur la tronche, dégainant parfois un autre perso le temps d'utiliser une attaque spéciale utile, comme une grenade.
Même en se forçant à changer régulièrement de héros, le faible nombre d'attaques disponibles donne vite l'impression de faire toujours la même chose. L'aspect générique des L.E.G.I.O.N.naires (imaginez un costumier fou qui aurait voulu créer quinze variations du style des Daft Punk et vous aurez une idée de ce qui vous attend), ainsi que leur tendance borderlandesque à ne crever qu'après avoir avalé deux chargeurs entiers, n'aident pas non plus à rendre les affrontements passionnants. Seuls les passages les plus scriptés, comme cette course-poursuite dans une voiture visée par les rayons d'un canon laser orbital, rompaient un peu la monotonie – ce qui n'est pas de très bon augure dans un jeu à monde ouvert.
Si les troufions ennemis sont anecdotiques, les boss sont quant à eux très réussis. Nous avons pu en affronter un, lors d'un combat constitué de plusieurs phases variées et plutôt agréables, ne serait-ce que parce qu'il rompait avec la routine des affrontements précédents. Mais c'est surtout leur look de grands méchants, à mi-chemin entre ceux de James Bond et de G.I. Joe, qui les rend mémorables. Idem pour les agents de M.A.Y.H.E.M., à l'apparence et aux animations uniques et immédiatement identifiables, aux personnalités développées bien qu'atrocement caricaturales, et dont on découvre l'histoire lors de petites missions de présentation plutôt agréables, tout du moins tant qu'on ne réalise pas qu'une fois encore, on cartonne de façon mécanique et molle les mêmes vagues de soldats anonymes.
Temps de sagesse. Avec Agents of Mayhem, Volition semble vouloir revenir dans les clous et proposer un gameplay très, trop calibré. La fierté un peu forcée avec laquelle les développeurs nous ont annoncé « notre jeu dispose d'un triple saut, c'est mieux que le double saut des autres jeux, ha ha ha », était assez révélatrice, venant d'un studio qui nous avait habitués à enjamber des immeubles et à rebondir comme une superballe. Mais ce n'est pas le gameplay planplan, ni les combats mous et génériques, problèmes déjà conséquents (on espère que la customisation des agents grâce à des gadgets et des compétences passives, que nous n'avons pu tester, atténuera cette monotonie dans la version finale), qui m'ont semblé le plus fades dans Agents of Mayhem. C'est l'humour, qui de celui de Saints Row semble avoir conservé la vulgarité plus que la folie. Ce sont les héros, qui font l'effet d'une affiche Benetton, galerie de stéréotypes, produit mécanique d'un désir d'inclusivité inscrit dans le cahier des charges – certains personnages féminins, la bourrine Daisy et la badass Hardtack en particulier, sont des caricatures ambulantes, dignes des pires mâles blancs en colère dont nous ont abreuvés les FPS des années 2000, archétypes tout aussi creux, simplement pensés pour un public différent.
En voyant ça, en ne riant pas, j'ai repensé à ce foutoir joyeusement anarchiste qu'était Saints Row, ce monde où tout était possible, rempli d'héroïnes badass qui tabassaient les flics à coups de godemichets fluo et de transsexuels magiques qui volaient au-dessus des embouteillages. À ce moment inévitable où les contre-cultures s'assagissent. « Pour le style visuel, nous nous sommes inspirés des dessins animés que nous regardions, enfants, le dimanche matin », explique la brochure fournie aux journalistes. Et en effet, les développeurs d'Agents of Mayhem ont réussi à me rendre nostalgique – pas forcément de la façon dont ils l'auraient souhaité.