Le temps est superbe. Le soleil darde ses rayons sur ces Caraïbes cartoonisées. Amarré non loin, le Flying Duckman est un majestueux trois-mâts prêt à nous embarquer vers l’aventure. L’équipage est au complet. Monsieur ackboo charge les huit canons en prévision d’une rencontre, monsieur Lusth grimpe au poste de vigie et monsieur Sao lève l’ancre, non sans peine ni réclamer un coup de main aux autres qui, leur tâche exécutée, contemplent béatement le paysage. Quant à moi, je m’installe à la barre, prêt à mettre le cap sur notre première île au trésor. Comme je suis « celui qui s’y connaît le mieux en navigation vu que t’es breton », je donne quelques consignes. « Euh… qu’est-ce-que tu entends par "affaler les voiles", au juste ? » Pas gagnée, cette affaire…
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Sea of Thieves
Flots et usage de flots
Généralement, au terme de la bêta d’un jeu AAA, nous sommes soit excités à l’idée d’y rejouer, soit franchement inquiets pour son avenir, au point de se dire qu’à moins d’un miracle, le jeu sera oublié deux jours après sa sortie. Au terme de nombreuses heures passées sur les mers de Sea of Thieves, nous voilà à éprouver ces deux sentiments, pourtant contradictoires, à la fois.
« Monsieur Sao ! Aux canons bâbord ! Monsieur Lusth, arrêtez de vomir partout, merde, quoi enfin ! »
L’esprit d’épique. Le Flying Duckman s’ébroue. Un coup de barre à tribord pour ne pas se taper les récifs, un coup d’œil au sens du vent, histoire d’orienter correctement les voiles. Et là, comment dire… Tout le monde est scotché par l’ambiance. Le bruit des bouts que l’on manipule, le claquement de la voile qui prend le vent, le tangage du navire dans les vagues. Et cette mer, bon dieu de bon dieu. On en a rarement vu, dans un jeu vidéo, de plus belle. Alors que là-haut, à la vigie, Monsieur Lusth prévient que ça bouge tellement qu’il a « envie de gerber » – c’était prémonitoire, mais c’est une autre histoire –, notre équipage prend la mesure de la coopération et de la coordination nécessaires pour manipuler pareille embarcation. À la barre, je ne peux ni accéder à la carte, située dans la cabine du capitaine, ni voir devant nous. Je dois m’en remettre aux indications des autres. N’ayez crainte : Sea of Thieves n’est pas une simulation de voile. La preuve : on peut avancer, même face au vent. Au rythme d’une tortue sous Tranxène, certes, mais la nécessité de tirer des bords n’est ici pas impérieuse, pas plus que l’éventualité de chavirer au terme de manœuvres, disons… audacieuses, ne semble concrète. Mais afin d’exploiter un navire à quatre placesNote : 1, massif et soumis à une réelle inertie, au maximum de ses capacités, le travail d’équipe est résolument indispensable.
Note 1 : Le jeu permet également de se lancer seul ou à deux sur des navires plus petits et agiles, mais moins armés et moins contraignants.
American Horror Store Sea of Thieves est un jeu Microsoft. On pourrait croire que c’est anecdotique, mais pas du tout. D’abord, cela en fait, sur console du moins, une exclusivité Xbox One. Aspect pas trop désagréable : le jeu est cross-platform. Ce qui signifie non seulement que toute copie achetée est valable aussi bien sur console que sur PC, mais également que pécéistes et consoleux se retrouveront sur les mêmes serveurs. Ça, c’est le bon côté des choses. Le revers de la médaille ? Je vous le fais en vrac : l’obligation, sur PC, de posséder Windows 10, l’utilisation obligatoire du Store Microsoft, élu « boutique en ligne de l’année » à l’unanimité par Satan et un collège de démons représentant les neuf cercles de l’enfer, ainsi que de l’application Xbox – qui n’a rien à envier au Store en matière de contre-intuitivité et de dysfonctionnements. Entre l’ajout laborieux de nouvelles personnes dans sa liste de contacts, l’envoi d’invitations qui se perdent dans la nature, les déconnexions inexpliquées, le tout sublimé par des serveurs vraisemblablement sous-dimensionnés, créer notre petit groupe de quatre joueurs fut une expérience au croisement de la métaphysique et du burlesque. Quarante minutes de réglages divers et de vaines attentes avant de parvenir à un premier écran de chargement, cela tient de l’exploit. Allez, c’était pour rire, pas vrai ? Il va finir par arriver sur Steam, hein ? Dites ?
Grog.com. Notre première mission est simplissime : dotés d’une carte au trésor, nous devons identifier l’île qui y est dessinée sur la carte du monde et placer quelques coups de pelle à l’endroit marqué d’un X. Puis rapporter le coffre au commanditaire pour toucher quelques piécettes. Cela paraît un peu étrange de vendre un coffre au trésor contre quelques pièces, mais dans un jeu où l’on regagne de la vie en mangeant des bananes – clin d’œil évident aux nombreux Donkey Kong développés par le studio dans les années 2000 – et dans lequel on peut jouer les hommes-canons pour atterrir sur une île ou un navire ennemi, on apprend rapidement à ne s’étonner de rien. Et certainement pas de ces coffres étranges trouvés par hasard dans des épaves, tel le Coffre aux mille grogs qui rend son porteur saoul comme un cochon. Ou le Coffre du chagrin, dont les sanglots bruyants emplissent la cale de torrents de larmes à écoper rapidement sous peine de couler. Tenez-le-vous pour dit : Sea of Thieves est davantage d’obédience Pirates des Caraïbes, voire Monkey Island, que Black Sails. C’est couillon, bon enfant et – nous en fûmes les premiers surpris – étonnamment plaisant lors des premières heures de jeu.
On attend maintenant de Rare qu’il insuffle vie et variété à son gros bac à sable maritime.
Pirates des Cara-HIPS ! L’une des spécificités de Sea of Thieves est d’être multijoueur. Nous n’étions pas spécialement organisés quand la première voile humaine a croisé notre route. « Ce n’est pas le moment de jouer de la musique, Monsieur Sao ! Lâchez votre crincrin et installez-vous aux canons bâbord ! Monsieur Lusth, arrêtez de vomir partout, merde, quoi enfin ! », lançai-je à celui qui avait voulu « voir ce que ça fait de boire plusieurs pintes de grog d’affilée ». Il s’agissait, semble-t-il, d’un équipage allemand. C’est en tout cas ce que nous avons déduit après avoir entendu, perdus au milieu de phrases gutturales, des « Schnell ! Schnell ! » affolés sur le chat vocal du jeu quand nos premiers boulets ont éventré leur coque à bout portant. L’un d’eux, éjecté par le souffle de l’explosion, a nagé jusqu’à notre navire et tenté de l’aborder, seul. Difficile de savoir si c’est le coup de sabre de monsieur ackboo ou la balle de mon pistolet qui l’a envoyé ad patres dès ses premiers pas sur le pont. Quelques instants et volées de canon plus tard, le navire ennemi sombrait, nous remplissant d’un, certes mesquin mais ô combien jouissif, sentiment de fierté. Nous venions, pour la première fois, de goûter du sang. Et ce goût nous a plu.
Boulets aux hormones. Nos aventures se sont poursuivies. Avec toujours plus d’affrontements, certains victorieux (éperonner un navire plus petit, ça marche très bien, dites donc…), d’autres moins glorieux, où l’équipage passa davantage de temps à colmater les voies d’eau et écoper qu’à faire feu. Avec, au bout du compte, le sentiment que Sea of Thieves recelait un incroyable potentiel. Mais aussi une inquiétude profonde quant à la nature du contenu que le jeu proposera à sa sortie. Certes, notre réputation grimpante a débloqué des missions plus complexes, sur des îles protégées par des squelettes ou nécessitant de résoudre de petites énigmes pour trouver les emplacements à creuser. Mais le risque paraissait grand de rapidement tourner en rond. On sait de la version finale qu’elle permettra de contracter des missions auprès de trois factions. Outre celle des Gold Hoarders qui mandatent la récupération de coffres (seule présente lors de cette bêta), figureront celles des marchands, pour des livraisons en temps limité, et des sorciers, pourvoyeurs de missions de combat. Il est encore un peu tôt pour affirmer que cela sera suffisant pour alimenter la flamme.
Quelque chose à l’horizon ? Au-delà même des quelques faiblesses de conception constatées lors de la bêta (combats à pied pas très passionnants, mécaniques de réapparition après la mort trop rapides, persistance de l’équipement et la réputation uniquement…), on attend maintenant de Rare qu’il insuffle vie et variété à son gros bac à sable maritime. Des navires IA, marchands à piller ou militaires qui traquent les pirates, par exemple. La possibilité d’établir des alliances entre navires et qui permettraient à deux ou trois petits esquifs d’un à deux joueurs de s’en prendre à un galion de quatre, ou de constituer des armadas. Des personnalisations de navires qui iraient au-delà du cosmétique, avec des choix influant sur la puissance de feu, la résistance, la maniabilité. Ou encore des boulets enchaînés pour endommager les voiles et sectionner les mâts des navires ennemis… En bref, que cette bêta ne s’avère qu’un échantillon castré de ce que sera un Sea of Thieves considérablement étoffé à sa sortie (et au-delà). Car si c’est le cas, c’est une certitude : monsieur ackboo finira par comprendre ce que « affaler » signifie, monsieur Lusth finira par distinguer son bâbord de son tribord, monsieur Sao n’a pas fini de jouer la Chevauchée des Valkyries à la vielle et pour ma part, je m’entraînerai jour et nuit pour toucher autre chose que des mérous avec mes boulets de canon.