Le voyage aller était passé très vite. Il faut dire que j'étais curieux d'arriver dans les studios Universal, où était organisée la première présentation mondiale de Jurassic World Evolution, et de poser enfin les mains sur le jeu. « Un jeu à licence peut-il laisser au joueur la même liberté que Planet Coaster, le précédent titre de Frontier Developments ? », « Comment concilier le propos de la franchise Jurassic Park (l'impossibilité de contrôler la nature et la certitude que tout finira en catastrophe pour ceux qui essayent) avec le charme d'un tycoon, dont l'objectif est précisément de bâtir une machine finement huilée ? », « Mais quand est-ce qu'il va sortir des toilettes ce con, j'aimerais bien pisser avant l'atterrissage ? ». Les questions se bousculaient dans ma tête tandis que l'avion amorçait sa descente vers l'aéroport de Los Angeles. Quelques heures plus tard, après une brève présentation du jeu par des Anglais qui eux aussi avaient été arrachés à leur moitié naturelle de l'Atlantique, j'allais enfin obtenir des réponses.
Transformé en archive gratuite
- Cet article, initialement réservé aux abonnés, est devenu gratuit avec le temps.
Jurassic World Evolution
Qui ne dino consent
Les voyages de presse aux États-Unis sont toujours fatigants. Je sais, dit comme ça, ça fait gros connard privilégié, mais attendez un peu avant de me frapper. En général, un press tour se déroule en 60 heures : 30 dans l'avion et autant sur place, dont une bonne part sont consacrées à comater dans un minibus entre deux journalistes espagnols qui parlent fort. Cette fois, on a même frôlé la torture psychologique : pendant les dix heures du vol retour, non seulement j'étais jetlaggué à mort, les yeux rougis par la fatigue, mais je ne pouvais arrêter de fredonner la musique de Jurassic Park. Sans l'aimable intervention des autres passagers, qui ont eu la gentillesse de m'attacher au fond de l'avion et de me bâillonner, j'aurais sans doute sauté par le sas.
Croiser le regard d'un tricératops en train de humer l'air est presque émouvant.
Belle-Île-en-Mort. Nouvelle recrue de la Hammond Foundation, je dois aménager la première des cinq îles que compte l'archipel des Cinco Muertes, où sera installé le nouveau parc Jurassic World. Si je me débrouille assez bien, à savoir que mon parc obtient un score visiteur de trois étoiles sur cinq, on me confiera une deuxième île, etc. Trois étoiles sur cinq, c'est une de moins que ce qu'a récolté sur Allociné le dernier film avec Frank Dubosc, je devrais y arriver. Je prends connaissance des lieux : le parc vient d'ouvrir et, même s'il ne contient encore aucun dinosaure, quelques couillons se promènent déjà dans ses allées, preuve que les early adopters sont toujours des pigeons. En plus de l'entrée, où un tram dépose les visiteurs, je dispose déjà de quelques bâtiments : un « centre Hammond » relié à un vaste enclos, un générateur électrique, un laboratoire de recherche, un lieu où sont traités les fossiles et un poste d'expédition. Première étape, comme dirait Ian Malcolm, « mettre des dinosaures dans notre parc à dinosaures ». Pour ce faire, on commence par envoyer l'hélicoptère du poste d'expédition sur un site où se trouvent des fossiles. Apparaît alors un planisphère, « très réaliste » dixit l'équipe de Frontier, où sont recensés différents lieux de fouilles et les fossiles qu'on y trouve réellement. Bon, ça ne nous explique pas quel genre d'hélicoptère « très réaliste » est capable de faire un trajet direct océan Pacifique-Europe pour ramener des cailloux, mais on va faire comme si. Envoyer un hélicoptère coûte un peu d'argent, mais surtout du temps : pendant qu'il est occupé sur un site archéologique, il n'est pas ailleurs. Il convient donc de savoir quel animal on souhaite cloner en priorité. Une fois l'appareil reviendu, un clic sur le centre de traitement des fossiles permet d'examiner son butin. On y trouve parfois quelques métaux rares (qu'on peut revendre cash) mais surtout des fossiles, bien sûr, desquels on va extraire l'ADN de diverses espèces de dinos. Chaque extraction prend du temps et permet de gratter quelques pourcents de génome. Une fois 50 % de l'ADN d'un dinosaure en notre possession, il devient possible de le cloner, chaque pourcent au-delà du cinquantième augmentant « l'authenticité » du génome, une façon bien savante de dire que le dinosaure bénéficiera de meilleures statistiques de départ.
On n'a rien saurien. Car chaque dinosaure dispose de statistiques et... Oh ! Mais voilà mon premier clone, un petit herbivore bipède, qui vient de sortir du centre Hammond. Il renifle le sol, cherche ses marques, puis court s'abreuver au point d'eau le plus proche. Jurassic World Evolution est toujours très beau, mais l'animation des dinosaures décroche le pompon aussi sûrement qu'un T-rex arrache une chèvre de son enclos d'un coup de mâchoire. Les graphistes de Frontier ont bénéficié du travail effectué sur les images de synthèse du film, et ça se voit. Croiser le regard d'un tricératops en train de humer l'air, voir un troupeau d'animaux courir au milieu d'un terrain dégagé, est presque émouvant. Habitué des angles de caméra audacieux depuis Planet Coaster, Frontier nous donne l'occasion d'observer nos animaux sous toutes les coutures. On peut suivre un dinosaure pour le regarder de près, et même explorer le parc, fusil en main. En effet, il est parfois nécessaire d'administrer un tranquillisant à un animal pour l'endormir et le déplacer d'un enclos à l'autre, ou bien d'injecter un médicament à une bête malade, ou encore, tout simplement, d'aller remplir les mangeoires des animaux. Les rangers du parc peuvent accomplir ces missions de façon automatique (il suffit de cliquer sur un véhicule puis sur l'animal ou l'objet qui a besoin d'attention), mais il reste possible de prendre le contrôle d'une jeep ou d'un hélicoptère pour aller jouer aux cowboys dans l'enclos des allosaures. Il paraît que certaines missions demanderont de rentrer dans un enclos afin de photographier les animaux pour le compte de clients fortunés et amateurs de reportages animaliers, mais je n'ai pas eu l'occasion d'essayer durant cette brève démonstration.
La construction du parc, tout en étant satisfaisante, comporte constamment une part de danger.
Lézards et métiers. Parlons un peu des missions justement, on n'est pas là que pour faire du tourisme. Le joueur, on l'a dit, est un employé de la Hammond Foundation. Il a lui-même sous ses ordres trois sous-directeurs, sortes de ministres, chacun à la tête d'une des branches du parc : la cheffe du département scientifique, le responsable du divertissement et le boss de la sécurité. Tous vont offrir au joueur un certain nombre de missions, certaines principales, d'autres secondaires. À en croire Andy Fletcher, lead designer du jeu, Jurassic World Evolution ne contraindra pas le joueur à accomplir les missions principales, et on lui en sait gré. Il sera tout à fait possible de les ignorer et de faire mumuse dans son bac à sable et à sauriens, la seule condition pour accéder aux îles de difficulté supérieure étant d'obtenir le nombre requis d'étoiles. Accepter les missions principales permettra simplement de faire progresser l'histoire. Sans rien divulgâcher (ce qui serait difficile vu que je n'ai joué qu'à la première heure du jeu) ni trop m'avancer, je suppose que le scenario tournera autour de la descente aux enfers d'un parc où s'enchaîneront les catastrophes, la morale étant qu'il ne faut pas jouer à Dieu et que « life, uh, finds a way ». Le fait que le narrateur du jeu soit Jeff Goldblum, aka le docteur Ian Malcolm, n'a bien sûr rien à voir avec cette hypothèse.
Chaos technique. Accepter la mission que vous propose l'un de vos sous-fifres, qu'elle soit principale ou secondaire, amène celui-ci à vous apprécier davantage. Accomplissez tous les objectifs du département scientifique et il vous donnera accès à des bâtiments spéciaux, non disponibles dans un parc ordinaire. Il sera donc possible de créer un parc axé sur la recherche scientifique, ou à l'inverse sur le divertissement, ou bien une forteresse mettant en avant la sécurité des visiteurs. Ce pseudo-système d'alignement du parc, m'explique Andy Fletcher, donnera un peu de rejouabilité à Jurassic World Evolution, et offrira également une difficulté supplémentaire. Privilégier excessivement l'un des départements provoquera en effet la jalousie des deux autres qui, s'ils se sentent négligés, se mettront à mal travailler, voire à saboter vos équipements – ce qui, comme nous l'a appris Dennis Nedry, n'est jamais une très bonne idée dans un parc rempli de dindes à écailles. Tout le gameplay de Jurassic World Evolution repose en effet sur une suite de dilemmes. Favoriser un aspect du parc au détriment des autres ? Modifier le génome d'une espèce de dinosaure pour la rendre plus résistante à l'épidémie en cours mais augmenter du même coup les risques de donner naissance à un animal mort-né ? Installer un deuxième générateur électrique hors de prix pour alimenter les nouveaux bâtiments, ou bien augmenter le rendement d'un générateur existant au risque de surcharges et de pannes ? Voilà, continue Fletcher, comment Jurassic World Evolution entend répondre à ma deuxième question Note : 1 : tout est en équilibre précaire, aucun choix sans inconvénients. « La construction du parc, tout en étant satisfaisante, doit constamment comporter une part de danger. Le joueur est là pour atténuer au mieux les risques. » L'arrivée, au fil des îles, de perturbations de plus en plus importantes, tempêtes tropicales et autres joyeusetés, déstabilisant le système à chaque fois davantage.
Note 1 : « Comment concilier le propos de la franchise Jurassic Park (l'impossibilité de contrôler la nature et la certitude que tout finira en catastrophe pour ceux qui essayent) avec le charme d'un tycoon, dont l'objectif est précisément de bâtir une machine finement huilée ? », essayez de suivre un peu.
Depuis les gradins, où ils étaient venus regarder brouter une grosse vache à cornes, les spectateurs ont assisté à un combat digne de Godzilla.
On va dépenser sans compter. Arrivé ici, en bon journaliste, je me dois de sortir mon bavoir de fonction et de le nouer bien serré autour de vos cous, sur lesquels vous commencez à baver un peu trop. Durant la grosse heure que j'ai passée sur le jeu, durant laquelle ces dilemmes cornéliens n'étaient pas encore très présents (et c'est bien normal, on était au début de la partie), j'ai surtout été confronté à l'aspect tycoon de Jurassic World Evolution. Et là, comment dire... Mettons que le jeu n'est pas le plus complet qu'il m'ait été donné de voir. Impossible de cliquer sur un visiteur pour avoir des informations détaillées sur son état d'esprit : seules quelques statistiques générales nous informent du bien-être des clients. Le prix d'entrée du parc ne peut être modifié (celui des boissons et des goodies, en revanche, oui), les possibilités de décoration et de personnalisation semblent beaucoup plus faibles que dans Planet Coaster. En gros, on pose des enclos, des arbres, des points d'eau, des mangeoires, des bâtiments scientifiques ou commerciaux, quelques dispositifs pour s'assurer que les visiteurs verront bien les dinosaures (trams suspendus au-dessus des animaux, gradins...) et c'est marre. Plus grave, quand je lui demande si le jeu sera ouvert aux mods, qui ont fait énormément pour le succès de Planet Coaster, mon gars Andy me répond que, je traduis en franglais, « non, le jeu veut offrir une expérience Jurassic World authentique ». J'ai beau tousser très fort et lui demander si le problème ne serait pas plutôt qu'Universal cherche à garder le contrôle de sa licence et ne veut pas que ses brachiosaures broutent à côté de décorations en forme de bite, je ne reçois en échange qu'une langue de bois garnie d'échardes de deux centimètres.
Il nous plaît parce c'est un saurien... « Les vraies stars du jeu ne sont pas le parc ou les visiteurs, ce sont les dinosaures. C'est sur eux que nous avons voulu nous concentrer et bâtir la plupart de nos mécanismes. » Ça aussi ressemble à de la langue de bois, ou à une excuse facile pour ne pas dire, tout simplement, « on a simplifié l'aspect économique parce qu'on voulait faire un jeu grand public ». Et pourtant... Mon petit herbivore n'a pas l'air d'aller très bien. Pourtant il a à manger et à boire... Un clic sur sa tête et j'apprends qu'il souffre de solitude. Je lui crée deux camarades de jeu, et le voilà reparti tout content, à courir autour du point d'eau. Mon tricératops, lui, est content d'être tout seul (c'est une espèce plutôt solitaire) mais tire la tronche parce qu'il n'a pas assez d'arbres. J'en plante partout dans son coin de l'enclos, il est content, mais mes visiteurs ne le sont plus. La carte indiquant la visibilité des animaux m'informe qu'il est caché par la végétation. Je décide d'installer une estrade près de sa clôture, et une mangeoire devant l'estrade pour m'assurer qu'il soit bien visible au moins durant ses repas. Ça y est, enfin, tout le monde est content. En plus, mon premier carnivore, un ceratosaurus, vient d'éclore. Je le lâche dans l'enclos du centre Hammond (là où se trouvent mes herbivores), envoie mes rangers l'anesthésier afin de le transporter ailleurs, mais ils ne sont pas assez rapides et le cératosaure se jette sur mon tricératops. Catastrophe !
... et qu'il n'y a pas de sauriens dans notre vie. Trois minutes plus tard, le combat est terminé. Le tricératops, qui a encorné le cératosaure comme un vulgaire toréro, recommence à bouffer tranquillement. Je suis éploré (cloner le carnivore m'avait coûté un bras) et mes visiteurs ravis. Depuis les gradins, où ils étaient venus regarder brouter une grosse vache à cornes, ils ont assisté à un combat digne de Godzilla. Sacrifier des dinosaures pour le plaisir des spectateurs est donc une stratégie coûteuse, mais viable. « Oui, et cela permet aussi de s'assurer que les carnivores sont heureux, ils dépriment quand ils n'ont pas de quoi chasser. Bien sûr on peut leur donner des chèvres vivantes, mais ce n'est pas pareil », m'explique un développeur, qui poursuit : « Chaque dinosaure a ce qu'on appelle un score d'infamie. Un dinosaure qui en a tué d'autres ou, encore mieux, qui a tué des visiteurs lors d'un accident, deviendra une célébrité qui va attirer les foules. C'est un des moyens que nous avons trouvés pour permettre au joueur de se remettre d'un accident dans son parc, pour intégrer la perte de contrôle au gameplay. » La présentation est terminée. C'est certain, Jurassic World Evolution ne sera jamais Surviving MarsNote : 2 : il s'agira d'un jeu grand public, dont les mécanismes sont pensés pour être accessibles, pas d'un tycoon pointu exigeant de consulter une feuille Excel sur son deuxième écran. Mais à voir le sourire sur le visage des autres journalistes européens (qu'on distingue d'habitude des Américains précisément parce qu'ils ne sourient pas), une chose est certaine : il fait partie de ces jeux grand public auxquels vous, moi et tous les autres sales élitistes allons tout de même vouloir jouer.
Note 2 : C'est dommage, un jeu dans lequel on élève des dinosaures sur Mars, j'achète tout de suite.