L’autorité française de régulation des jeux d’argent en ligne (ARJEL) avait déjà fait part de sa préoccupation lors de son dernier rapport d’activité, annonçant une plus grande vigilance et une action de concertation au niveau européen. Cette dernière n’a de toute évidence pas tardé, et la déclaration commune (à laquelle s’est jointe l’autorité de l’État de Washington, États-Unis) est une initiative tout à fait inédite. Dans un premier temps, les régulateurs appellent à un « dialogue constructif » avec les éditeurs, mais cette expression politiquement correcte ne doit pas être interprétée comme un signe de mollesse. Il s’agit d’un avertissement très clair lancé aux acteurs du jeu vidéo, puisque est annoncé un travail commun visant à « analyser minutieusement les caractéristiques des jeux vidéo et des jeux sociaux » et précisé que « chaque régulateur se réserve le droit d’user des pouvoirs que lui confère son cadre national de régulation. » À cet égard, la liste des signataires est doublement instructive.
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Le procès des loot boxes (suite) : régulateurs de tous les pays, unissez-vous
Lundi 17 septembre, quinze autorités européennes de régulation des jeux d’argent ont publié un communiqué commun s’inquiétant de « la porosité des frontières » entre jeux d’argent et jeux vidéo. Au premier rang de leurs préoccupations, les autorités citent « le skin betting », les « loot boxes », les « jeux sociaux de casino » et « l’emprunt de contenus renvoyant aux jeux d’argent dans les jeux vidéo auxquels ont accès les enfants ».
La Belgique a déjà décidé d’agir, quitte à faire cavalier seul.
L’État qui n’y est pas. Parmi les quinze signataires européens (Lettonie, République tchèque, île de Man, France, Espagne, Malte, Jersey, Gibraltar, Irlande, Portugal, Norvège, Pays-Bas, Royaume-Uni, Pologne et Autriche), on ne trouve pas l’Allemagne, l’Italie et la Belgique. Si j’ignore la raison de l’absence des deux premiers, en ce qui concerne le dernier, une chose est sûre, ce n’est pas par manque de détermination : la Belgique a déjà décidé d’agir, quitte à faire cavalier seul. Je vous expliquais dans le dernier numéro (« Le procès des loot boxes », Canard PC n° 386) que Belgique et Pays-Bas avaient tous deux lancé au printemps dernier un ultimatum aux éditeurs dont les jeux contenaient des loot boxes, estimant qu’ils contrevenaient aux lois régulant les jeux d’argent et leur donnant jusqu’à l’été pour adapter leurs produits. Valve, Blizzard et 2K Games ont alors modifié leurs jeux pour ces deux territoires. Mais Electronic Arts n’en a eu cure, et l’américain vient de sortir son FIFA 19 sans les adaptations demandées. La réplique n’a pas tardé : pour les autorités belges, il s’agit d’une infraction pénale et lundi 10 septembre 2018, une information judiciaire a été ouverte à Bruxelles visant l’éditeur américain. Si ce dernier ne décide pas de rentrer dans le rang, ce sera un premier test juridique grandeur nature pour la compatibilité des loot boxes avec la législation sur le jeu d’argent.
Celui qui y est (et qu’on n’attendait pas). Aux côtés de toutes les autorités européennes, on trouve une instance américaine, celle de l’État de Washington. Attention, l’État de Washington (au nord des États-Unis, sur la côte Pacifique) n’a rien à voir avec la ville de Washington (capitale des États-Unis située à l’Est, côté Atlantique). C’est dans cet État que se situe la ville de Seattle, berceau de modestes PME comme Microsoft, Amazon et… Valve. Ce n’est pas une bonne nouvelle pour ce dernier, déjà particulièrement visé par les autorités belges et hollandaises, car ses relations avec la Washington State Gambling Commission furent extrêmement tendues par le passé. Accusé en 2016 par cette commission de pratiquer illégalement les jeux d’argent en facilitant le marché secondaire des skins pour Counter-Strike : Global Offensive (CS:GO), Valve s’est à l’époque fermement défendu, contestant tant les arguments que les fondements légaux de l’action. Mais cette pression juridique a quand même poussé depuis l’éditeur à faire le ménage violemment parmi les entreprises tierces qui utilisent son API pour monnayer les items de ses jeux, alors qu’il fermait les yeux jusque-là.
En fait, cette mise sous surveillance par les autorités de régulation tombe plutôt mal pour Valve : l’éditeur s’apprête à lancer publiquement Artifact, un jeu de cartes virtuelles distribuées en paquet payant aléatoire, que les joueurs pourront se vendre et s’acheter entre eux à l’unité grâce au Steam Market (sur lequel Valve touche sa commission au passage). Cette organisation délibérée en interne d’un second marché des cartes d’Artifact, qui n’existe pas pour Hearthstone de Blizzard par exemple, pourrait faire tiquer les régulateurs, eux qui n’ont jusqu’à présent pas inquiété cette famille des jeux vidéo de cartes « à la Magic ».
Selon une étude de 2017, 11 % des enfants anglais de 11 à 16 ans ont déjà placé un pari avec des skins CS: GO.
Jeu pour mineur, enjeu majeur. Les éditeurs de jeux vidéo étant jaloux de leurs recettes miracle, il est difficile sinon impossible de savoir combien rapportent exactement les loot boxes et autres mécanismes de cette nature. Mais on peut hasarder une approximation : c’est énorme, tant chez Electronic Arts, que Valve ou Blizzard. Par exemple, pour EA en 2017, le seul achat de « points FIFA » (qui permettent d’acheter des cartes FIFA Ultimate Team) a représenté 11 % du chiffre d’affaires. Côté Valve, le marché parallèle des skins de CS:GO, qui sont utilisées comme mises pour des paris, se chiffre lui aussi en millions (selon certaines estimations, la valeur totale des skins en circulation dépasse les 200 millions d’euros). Et le problème ne se limite évidemment pas aux gros éditeurs de jeux PC : quantité de jeux sur mobiles ou Facebook ont des pratiques similaires, quand ils n’adaptent pas purement et simplement les jeux d’argent des casinos en les déguisant à peine. Le problème face à ces sommes faramineuses, c’est le peu de précautions, voire protections, prises vis-à-vis du public des joueurs mineurs. Une étude de 2017 indiquait par exemple que 11 % des enfants anglais de 11 à 16 ans avaient déjà placé un pari avec des skins CS:GO. Une situation qui ne peut que faire bondir les régulateurs du jeu d’argent, pour qui, partout dans le monde, la protection des mineurs est une priorité. Certains éditeurs utilisent donc tous les codes, trucs et astuces des jeux de loterie, touchent indifféremment adultes et mineurs, et ce pour des montants à hauteur de centaines de millions de dollars. Il n’est pas étonnant, et plutôt rassurant, que quelqu’un se décide à mettre le nez dans leurs affaires.