C’est le site américain Polygon qui a réalisé l’enquête révélant l’ampleur du crunch chez Epic Games concernant Fortnite. À travers l’article, on retrouve les composantes communes à chacune de ces histoires, telles que nous les avions rapportées dans notre série « Crunch Investigation » de 2018 en France. Des témoins qui veulent tous être cités de façon anonyme, de peur de se griller dans le studio ou plus généralement dans l’industrie. Des horaires déments rendant les semaines interminables, comme pour ce témoin qui a dû souvent rester au boulot jusqu’à trois ou quatre heures du matin : « Je faisais des journées d’au moins douze heures, sept jours sur sept, pendant au moins quatre ou cinq mois. » Un décalage profond entre le discours officiel (les heures supplémentaires ne sont pas obligatoires, les employés peuvent prendre des congés quand ils veulent) et les conditions effectives de travail, où les règles implicites sont parfaitement claires pour tout le monde : le crunch est une composante obligatoire du métier y compris et surtout pour les contractuels, qui ne seront pas renouvelés sinon.
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Au pic de l’époque Epic
« Je travaille en moyenne 70 heures par semaine. J’en connais qui font des semaines de 100 heures. » Une banale histoire de crunch dans le jeu vidéo ? Pas seulement. D’abord parce qu’il s’agit de Fortnite, le jeu le plus joué au monde ; ensuite parce qu’il est question des conséquences d’un modèle économique, le « jeu comme service », qui fait fureur ; et enfin d’un développeur qui prétend agir en défenseur de l’industrie.
« Je faisais des journées d’au moins douze heures, sept jours sur sept, pendant au moins quatre ou cinq mois. »
Quand un ovni comme Fortnite atterrit dans votre salon. Dans la situation telle qu’elle est décrite dans l’enquête de Polygon, on trouve deux éléments qui sont propres à Epic. Premièrement, un événement conjoncturel, imprévisible, exceptionnel : le succès aussi démesuré que soudain de Fortnite. Deuxièmement, une désagréable impression de cynisme assumé de la part du management.
Rappelons qu’Epic Games est initialement un studio classique de production de jeux vidéo, qui a évolué vers la conception et la commercialisation de son moteur 3D (l’Unreal Engine) et vers le jeu sur console, avant de se tourner vers le « game as a service » (jeu comme service) à la faveur de l’arrivée d’un investisseur chinois, Tencent (qui injecte 330 millions de dollars en 2012). En 2017, Fortnite doit être le premier projet de cette nouvelle direction. Il est lancé en juillet 2017 après plusieurs années de développement sous la forme d’un accès anticipé payant. C’est un flop. Durant l’été, Epic Games décide de surfer sur la popularité de PlayerUnknown's Battlegrounds, sorti quelques mois plus tôt, et crée en quelques semaines un mod free-to-play baptisé « Fortnite Battle Royal ». Le carton, cette fois, est monumental.
Epic Games n’était pas préparé à un succès pareil. Habitués aux jeux vidéo traditionnels, pas au fait de gérer un service continu et mondial, les développeurs doivent soudain résoudre des problèmes qui sont non seulement nouveaux pour eux, mais prennent tout de suite des proportions… épiques à cause du nombre affolant de joueurs. Comme le rapporte Polygon, le service client explose : « Nous sommes passés de peut-être vingt à quarante tickets par jour, à environ trois mille. » Mais ensuite, c’est bien tout le studio qui est concerné : pour un « jeu comme service », les mises à jour et les contenus supplémentaires doivent être fréquents, et donc le développement permanent. Epic Games recrute à tour de bras : les effectifs ont doublé depuis le lancement de Fortnite pour atteindre 1 000 employés aujourd’hui, et 200 postes sont toujours à pourvoir. Mais bien sûr, ajouter le plus vite possible des dizaines de personnes sans formation ni connaissance de la société ou du produit ne résout rien dans un premier temps. On peut comprendre la réelle difficulté du problème qui s’est posé à Epic.
Le cynisme tranquille. Cependant, ce que raconte aussi l’enquête de Polygon, c’est une direction qui ne s’embarrasse pas beaucoup de gestion humaine. Les gens qui osent s’étonner des conditions de travail disparaissent de l’entreprise, ceux qui refusent de bosser le week-end sont virés, les contractuels réticents ne sont pas renouvelés (un cadre est cité à ce propos déclarant « just get more bodies », que l’on pourrait traduire par « amenez-moi plus de chair à canon »).
Tout se passe comme si la direction d’Epic, surprise par ce succès inattendu, n’avait qu’une priorité : surfer sur cette vague imprévisible à toute vitesse, de peur sans doute qu’elle ne dure pas. Les employés décrivent un processus de production où le planning peut changer à tout moment, où toute modification doit être faite sur-le-champ, au risque de créer des bugs ou déséquilibres qui, à leur tour, devront être corrigés toutes affaires cessantes. Que ce genre de décision favorisant le gain immédiat contre l’équilibre d’une équipe puisse être prise aussi tranquillement est révélateur d’un état d’esprit qui n’a pas bougé depuis dix ans (en 2009, le président d’Epic Michael Capps avait des remarques très méprisantes sur les inquiétudes de qualité de vie, tandis que le producteur de Gears of War 2, Rod Fergusson, se vantait de faire cruncher même les équipes qui n’en avaient pas besoin). A contrario, la direction de Respawn, dont le jeu Apex Legends est un concurrent direct, s’est fait un malin plaisir d’expliquer les difficultés rencontrées lors du succès du jeu, en mettant en avant la santé de l’équipe de développement pour justifier, par exemple, l’arrivée beaucoup plus lente de nouveautés.
Surfer sur cette vague imprévisible à toute vitesse, de peur sans doute qu’elle ne dure pas.
Porte à faux-cul. Tout cela serait d’une triste banalité s’il ne s’agissait pas d’un jeu qui a rapporté 2,5 milliards de dollars en 2018, soit presque sept millions de dollars par jour. À ce niveau de réussite et de richesse, l’absence de considération pour les employés de la société n’est tout simplement pas acceptable.
D’autant que par ailleurs, le président fondateur d’Epic, Tim Sweeney, se pose bruyamment en défenseur des indépendants et de l’industrie du jeu vidéo quand il lance à grands frais l’Epic Games Store (EGS), une boutique en ligne destinée à concurrencer Steam. Très disert lorsqu’il s’agit d’expliquer que la baisse de la commission sur les ventes (12 % chez Epic pour tous, contre 20 % à 30 % pour Steam suivant les volumes) va améliorer la condition des studios de développement, il l’est visiblement moins pour s’intéresser au bien-être des développeurs dans ses propres locaux. Également critiqué pour sa culture du crunch, Rockstar, au moins, ne nous a jamais infligé ce degré d’hypocrisie.