J’ai d’abord trouvé ça curieux (n’étant pas d’une nature dissimulatrice, je suis toujours étonné qu’on ne me croie pas). Mais à la réflexion, je me suis demandé si j’avais été honnête, s’il est vrai que je n’ai pas de « vision du jeu vidéo » ; et si oui, est-ce que c’est un problème.
Après tout, ce que je demande à une critique littéraire, c’est effectivement d’avoir une conception de ce qu’est la littérature, une conception que je peux ou non partager, mais en tout cas une grille d’analyse qui me permet de me situer par rapport à son avis. Je ne connais pas de critiques d’art, mais si je discute œuvres d’art avec un romancier, un dessinateur, un peintre ou un sculpteur (oui, je me la pète, mais figurez-vous que ça m’arrive), c’est la vision personnelle qu’ils ont de leur travail qui m’intéresse dans leur jugement sur le travail d’autrui, jugement que je suis capable ou pas de partager. J’ai un peu la même approche lorsque je lis une critique de film : j’ai besoin qu’elle donne des indices sur la conception du cinéma qu’a son auteur pour savoir comment la prendre en compte.
Inversement, la vision ou conception d’un ou une critique de série, de musique ou de BD ne me concerne pas. Seul m’importe éventuellement de connaître ses goûts habituels pour décider si je dois prendre en compte ou non son avis. À quoi bon lire la critique d’une nouvelle série télé, si elle est rédigée par quelqu’un qui a fait la fine bouche devant The Wire, par exemple ? Et c’est pareil pour le jeu vidéo : même si je pense qu’un bon journaliste de jeux vidéo doit être capable de discerner et expliquer les qualités et défauts d’un jeu quel que soit son genre, en pratique je me méfierais de l’avis d’ackboo sur un jeu d’aventure.
Est-ce que cela fait de moi un affreux réactionnaire décidant d'une échelle de valeurs implicite entre les différentes activités créatrices ? « Arts majeurs » qui supposent une vision, « arts mineurs » régis par des goûts personnels, Gainsbourg contre Béart, et tout le tralala… Probablement. Mais plutôt qu’une séparation entre les arts ou les pratiques, je préfère la distinction entre la culture classique et la pop culture, les bouses et les pépites pouvant évidemment naître des deux côtés.
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Une vision du jeu vidéo, pour quoi faire ?
Récemment, un patron de studio de jeux vidéo, quelque peu agacé par un de mes articles, m’a proposé de discuter de ma « vision du jeu vidéo ». Lorsque je lui ai répondu que j’étais toujours partant pour discuter, mais que je craignais de ne pas avoir de « vision du jeu vidéo », il ne m’a pas cru.
Le droit du joueur à ne pas être considéré comme une vache à traire.
Alors, est-ce que j’ai besoin d’une « vision du jeu vidéo » ? Autant je préfère qu’un game designer en ait une, afin de savoir ce qu’est pour lui « un bon jeu », autant je ne crois pas que ce soit indispensable pour moi. Enfin, pas « pour moi », mais pour un testeur de Canard PC, ce que je ne suis plus. Du coup que défendons-nous, ici, dans ces pages, si ce n’est pas une vision du jeu vidéo ? Pour l’essentiel, nous défendons les droits du joueur/consommateur.
Premièrement, son droit à obtenir un produit qui n’est pas défectueux. Un jeu qui n’est pas vendu dans un état inutilisable avec une promesse d’amélioration ultérieure. Un jeu dont les nécessités techniques (configurations requises ou serveurs en ligne) sont correctement dimensionnées et maintenues. Ce sont des problématiques particulières à ce secteur, que ne connaissent pas ou peu les autres industries culturelles.
Ensuite, et c’est sans doute une priorité relativement nouvelle, son droit à ne pas être considéré comme une vache à traire. Son droit, comme n’importe quel consommateur face à n’importe quel produit, à la transparence quant au prix et aux coûts de fonctionnement de ce qu’il acquiert ou installe, qu’il s’agisse d’un produit ou d’un service. Plus généralement, son droit à ne pas être manipulé, notamment victime de ce qu’on pourrait définir comme une nouvelle génération de pratiques commerciales déloyales, rendues possibles par les progrès de l’informatique, les moissons de données personnelles et leur exploitationNote : 1. Oui, je pense aux problèmes posés par les loot boxes, aux pratiques abusives de certains free-to-play, mais aussi aux dérives de certaines campagnes de financement participatif ou d’accès anticipé qui ressemblent à des escroqueries d’ampleur… galactique.
Note 1 : Rappelons que dans son acception classique du code du commerce, le délit de pratique commerciale déloyale s’applique à l’ensemble des pratiques commises « avant, pendant et après une transaction commerciale », il inclut les pratiques trompeuses (par action ou omission) ainsi que les pratiques agressives (par exemple sollicitations répétées de nature à vicier ou altérer le consentement du consommateur).
Et le contenu alors ? Chacun d’entre nous peut rechercher et apprécier des choses très différentes dans le « média » jeu vidéo, tant on trouve peu de points communs entre Pro Evolution Soccer et Civilization, en dehors du fait que ce sont des logiciels de divertissement. Mais à Canard PC nous partageons, je crois, le refus que le jeu vidéo soit enfermé ou surtout s’enferme de lui-même dans une case.
Comme dans le roman, la musique ou le cinéma, il y a dans le jeu vidéo du pur divertissement, plus ou moins bien fait, plus ou moins recommandable. Comme dans le roman, la musique ou le cinéma, on y trouve également du simple opportunisme, du produit de circonstance aux objectifs strictement financiers. Le roman peut faire cohabiter Guillaume Musso et Stendhal, le cinéma Luc Besson et John Cassavetes, la musique Jul et Wolfgang Amadeus Mozart, et je voudrais personnellement que le jeu vidéo s'efforce de faire la même chose. Apprécier une séance de shoot avec Doom n’empêche pas d’attendre aussi que le jeu vidéo cherche, ailleurs, à explorer des narrations plus riches, des interactions plus innovantes et des discours plus complexes.
Alors si je devais définir ma « vision idéale du jeu vidéo », celle qui sert de base à mon jugement, ce serait celle-ci : un média de divertissement issu de la pop culture, respectueux de ses utilisateurs, dont la première qualité est de distraire, mais qui ne renonce pas pour autant à provoquer ou stimuler, intellectuellement comme artistiquement. Oui, il reste un peu de boulot.