Le jeudi 4 juin 2020, Sony Interactive Entertainment devait tenir une conférence online très attendue pour donner plus de détails sur le lancement de la PlayStation 5. Pourtant, le 1er juin le constructeur annonce le report de la conférence, expliquant : « Nous pensons que ce n'est pas le bon moment pour ça. Pour l'instant, nous prenons du recul pour permettre à des voix plus importantes d'être entendues. » Curieusement, il ne s’agissait pas d’une politesse pour l’émission de Canard PC qui se tenait le même soir, mais d’une référence aux manifestations en cours. L’événement avait pourtant été précédé d’une campagne marketing importante, entre autres par le biais de spots publicitaires sur la chaîne de télévision américaine ESPN.
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L’industrie du jeu vidéo face au mouvement Black Lives Matter
La mort à Minneapolis de George Floyd des suites d’une interpellation scandaleusement brutale a remis en lumière le mouvement Black Lives Matter (« Les vies noires comptent »). Elle a suscité un mouvement de protestation d’une ampleur rare, principalement aux États-Unis mais pas seulement. D’ordinaire très prudente dans ses positions sociales et politiques, l’industrie du jeu vidéo a cette fois été agitée par de nombreuses réactions, dont l’ampleur et la sincérité pourront être poliment qualifiées de « variables ».
De nombreux acteurs, éditeurs, studios ou développeurs indépendants, ont utilisé les réseaux sociaux pour exprimer soutien et empathie aux mouvements en cours.
Tous la main sur le cœur. Sony n’était ni le seul ni le premier à repousser des annonces durant cette période, une époque où traditionnellement le jeu vidéo guette les révélations précédant le salon de l’E3, remplacé cette année par une myriade de conférences online. Electronic Arts avait également repoussé sa communication concernant son nouveau jeu de football américain Madden NFL 21 (il faut dire que l’éditeur avait été accusé en 2018 d’avoir censuré le nom du quaterback Colin Kaepernick, placardisé pour son soutien à Black Lives Matter) et d’autres organisateurs ont suivi.
De nombreux acteurs, éditeurs, studios ou développeurs indépendants ont utilisé les réseaux sociaux pour exprimer soutien et empathie aux mouvements en cours contre le racisme et les violences policières. Certains ont même emboité le pas au Blackout Tuesday initié par l’industrie musicale le 2 juin, qui consistait à ne plus diffuser de musique ce jour-là : Rockstar a fermé ses serveurs de GTA Online et Red Dead Redemption 2 pendant deux heures, et certains médias anglosaxons de jeu vidéo ont même choisi de ne poster aucun article ce jour-là (une déclinaison bizarre d’un concept déjà difficile à comprendre – rendre hommage à l’apport des Noirs dans la musique en supprimant toute musique).
Les annonces de dons en faveur des organisations antiracistes se sont succédé. Il serait fastidieux et un peu vain d’en faire la liste, mais j’ai personnellement retenu deux choses : le million de dollars de Klei, quand beaucoup d’énormes sociétés ont compté au mieux en centaines de milliers, et le silence total de Valve et Steam. Cependant, la réussite la plus spectaculaire est sans doute l’initiative du créateur d’itch.io : son bundle à 5 dollars réunissant plus de 1 500 réalisations indépendantes (dont tous les profits sont reversés) dépasse les 4,4 millions de dollars de gains au moment où j’écris.
Prise de conscience. Bien sûr, comme nous en avons discuté lors de l’émission de Canard PC en partie consacrée à ce sujet, il convient de prendre les déclarations de soutien pour ce qu’elles sont : des paroles, pas des révolutions. Repousser des événements marketing prévus pendant une période de troubles sociaux relève du bon sens commercial : il est probable que les clients visés (une population jeune qui se trouve être particulièrement mobilisée) ne seraient de toute façon pas très réceptifs, et que le potentiel de retour de flamme négatif est élevé.
Mais si certains grands acteurs se sont contentés de généralités inoffensives contre le racisme (Nintendo ou Sega, par exemple), d’autres ont été au-delà des simples déclarations de principe. Il faut se garder, en particulier, de minimiser depuis la France l’utilisation dans une communication officielle des termes ou du hashtag #BlackLivesMatter, qui sont très polarisants dans la vie politique américaine et ont semblé longtemps sentir le soufre pour les sociétés. C’est un marquage fort et inédit pour l’industrie du jeu vidéo, surtout lorsqu’il se double (comme ce fut le cas pour Sony, Naughty Dog ou Ubisoft par exemple) de la condamnation non seulement du racisme, mais d’un racisme « systémique », c’est-à-dire faisant partie intégrante d’un système. Un pas est franchi, pas qui favorise la prise de conscience du public. D’une certaine manière, l’intérêt de ces déclarations est démontré par l’absurde grâce aux flots de commentaires haineux et de GamerGaters outragés qu’elles provoquent sur les réseaux sociaux. Mais c’est aussi parfois à cette occasion qu’elles trouvent leurs limites.
Les annonces de dons ressemblent parfois à une façon peu coûteuse de se donner bonne figure pour mieux s’en laver les mains après.
Quelques raisons de douter. Qu’Activision Blizzard annonce repousser les nouvelles « saisons » de Call of Duty par respect pour le mouvement en cours, c’est très bien, mais ce serait nettement plus convaincant si son studio Infinity Ward n’était pas obligé de s’excuser dans la foulée parce qu’une recherche très simple sur le terme « nigger » (nègre) permet de faire ressortir une quantité affolante de pseudonymes racistes utilisés dans Call of Duty Modern Warfare.
Il y a de bonnes raisons de douter que toutes les intentions affichées soient en fin de compte suivies d’actes dans la durée, avec les moyens adéquats. Dans ce contexte, les annonces de dons ressemblent parfois à une façon peu coûteuse de se donner bonne figure pour mieux s’en laver les mains après et ignorer les raisons structurelles du manque de diversité ou des discriminations en cours dans l’industrie.
Prenons l’initiative annoncée par Riot Games (créateurs de League of Legends, Legends of Runeterra ou Valorant) de créer un fonds de soutien de 10 millions de dollars pour financer les initiatives de « minorités » raciales, qu’il s’agisse de bourses d’études ou de start-up. L’initiative semble généreuse, mais elle laisse un peu perplexe. D’une part, quelques voix s’élèvent dans la communauté noire américaine contre ce genre d’annonce (également en vogue parmi les fonds d’investissement) pour signifier « We don’t need a separate water fountain » (« Nous n’avons pas besoin d’une fontaine à eau réservée », allusion à l’époque de la ségrégation). Plutôt qu’un nouveau fonds réservé, ne faudrait-il pas corriger le fonctionnement actuel qui aboutit à de l’exclusion ? D’autre part, 10 millions de dollars, c’est exactement la somme proposée fin 2019 par Riot Games aux femmes employées par le studio… pour mettre fin à une accusation collective de discrimination sexiste ! Fâcheuse coïncidence.
La comparaison avec le problème du sexisme n’incite d’ailleurs pas à l’optimisme : malgré dix ans de dénonciation suivies de déclarations d’intention, la présence des femmes dans l’industrie est toujours marginale, leur situation souvent difficile et leur accès aux postes de responsabilité rare. Mais le plus affolant reste l’ambiance de misogynie absolument insupportable que les joueuses rencontrent toujours sur les jeux multijoueurs les plus populaires. Il ne s’agit pas d’une « minorité » mais de la moitié de la population mondiale, ce qui n’empêche visiblement pas de dormir les riches éditeurs de ces blockbusters.