Pour ceux qui, encore plus que moi, débarquent de leur retraite paradisiaque et ne comprennent pas pourquoi il faut soudain choisir entre le milliardaire Epic ou le super-milliardaire Apple, voici un résumé des faits : Epic n’aime pas payer 30 % à Apple ou à Google sur tout ce que les joueurs achètent dans Fortnite via les App Store ; Epic a donc lancé le 13 août un moyen de contourner ladite commission, en sachant très bien qu’il s’agissait d’une violation des conditions d’utilisation sur iOS comme sur Android ; Apple et Google ont alors retiré Fortnite de leurs boutiques ; et Epic les a attaqués devant les tribunaux en les accusant de profiter d’une position dominante pour imposer des conditions abusives (en gros).
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Epic et la grosse commission
Ainsi, Epic est parti en guerre contre Apple, en plein milieu du mois d’août, période où votre humble plumitif inspecte plutôt le sable entre ses orteils que les recours judiciaires entre mastodontes du numérique. Quel manque de savoir-vivre…
Epic affirme avoir observé une baisse de plus de 60 % du nombre de joueurs quotidiens sur iOS.
Oui, j’ai simplifié. Parce qu’au milieu, Apple a menacé de fermer le compte « développeur » d’Epic, coupant de fait le studio de certains des outils de développement iOS et Mac, ce qui aurait pu – selon certains – impacter toute la chaîne de production autour de l’Unreal Engine. Un juge saisi par Epic a alors statué en urgence pour suspendre cette décision d’Apple, sans donner raison pour autant à Epic sur le fond.
Et au moment où j’écris, le studio vient de réitérer sa demande au tribunal de forcer Apple à réactiver l’app Fortnite, en donnant des chiffres catastrophiques sur la chute du nombre de joueurs. Faute de mises à jour de l’app, les joueurs ne peuvent plus se joindre aux parties des autres plateformes. Epic affirme avoir observé une baisse de plus de 60 % du nombre de joueurs quotidiens sur iOS et révèle à l’occasion que les iPhone et iPad représentent 116 millions de comptes, soit un tiers des utilisateurs enregistrés (une info à prendre avec précaution puisqu’on peut penser que le nombre de joueurs « actifs » est inférieur). Epic demande donc au juge d’intervenir avant que des « dommages irréparables » soient causés au jeu. Ce à quoi Apple répond depuis le début qu’il suffit de respecter ses règles pour que l’app revienne.
Et côté Google ? Pas grand-chose. La firme de Mountain View fait de gros efforts pour éviter que son cas ne soit amalgamé à celui d’Apple, rappelant au passage que d’autres stores que celui de Google sont accessibles sur Android. Il faut dire qu’aux États-Unis, contrairement à l’Europe, Android est très minoritaire chez les jeunes : Apple capte les trois-quarts du marché des jeunes possesseurs de smartphones.
La guerre des trente. Tim Sweeney, patron d’Epic, n’a pas piqué soudain un coup de sang inattendu au cœur de l’été. Il faut lui reconnaître une chose : son combat contre la commission de 30 % date d’il y a quelques années. On connaît bien sûr son offensive contre le tarif de Steam, qu’il tente de pulvériser en proposant 12 % sur l’Epic Games Store. Mais dès 2017, à l’occasion d’une présentation lors de la Devcom de Cologne, il s’était élevé contre la commission imposée par Apple et Google sur le marché des jeux mobiles, qu’il accusait de parasitisme.
L’argument principal de Tim Sweeney consiste à observer que la gestion des transactions (processus de paiement, etc.) ponctionne moins de 5 %, et que tout le reste (service client, infrastructure, etc.) profite de telles économies d’échelle qu’il ne représenterait que quelques pourcents supplémentaires. D’où les seulement 12 % imposés sur l’EGS. Historiquement, le principe d’une commission de 30 % vient des fabricants de consoles de jeux (Nintendo serait le premier à l’avoir mis en place pour les jeux tiers sur la NES, en incluant le coût de fabrication des cartouches) et il est toujours appliqué tel quel sur la Xbox ou la PlayStation.
Pourtant, la vindicte d’Epic semble épargner les fabricants de consoles. Tim Sweeney a déclaré à plusieurs reprises que la situation était selon lui plus compréhensible sur console, parce que le hardware des consoles (souvent vendu à perte) représentait un énorme investissement, essentiellement financé par le software. Mais en réalité, on ne voit pas de différence flagrante de nature entre les 30 % de Sony sur les jeux Playstation et les 30 % d’Apple sur les jeux iPhone. Pourquoi une telle mansuétude de notre preux chevalier antitrust ? Une étude de 2019 (Newzoo) citée par arstechnica.com donne peut-être un indice : selon elle, les deux tiers des revenus des jeux de type « battle royale » viennent des consoles.
Epic ne réclame pas seulement une baisse de la part d’Apple, mais une ouverture de la plateforme.
Ce n’est pas qu’une question de moyens. Ce qui est en jeu va au-delà de la question du montant de la commission, et en cela est assez différent de la bagarre entre Steam et Epic. Epic ne réclame pas seulement une baisse de la part d’Apple, mais une ouverture de la plateforme, une transformation du modèle de l’App Store iOS qui est un jardin fermé. Ce que fait payer Apple aux développeurs à travers sa commission, ce n’est pas uniquement un système de transaction sécurisé dont ils n’ont pas à se soucier et une base de clients qui ont déjà donné leur numéro de carte bleue, c’est surtout l’accès à un client en situation de confiance. L’App Store est un parc privé où toutes les attractions ont été dûment contraintes et testées (ou censées l’être) et où vous ne risquez ni d’être détroussé, ni de voir votre précieux instrument mobile pourri de l’intérieur. Vous êtes loin des poubelles de Steam, du foutoir d’Android ou du harcèlement de Facebook, et c’est un élément précieux pour le consommateur.
En soi, le principe d’une boutique propriétaire contrôlée n’est pas une anomalie néfaste, il présente même un sérieux avantage. Epic lui-même l’a d’ailleurs constaté puisque après avoir lancé en 2018 une version Android de Fortnite en téléchargement direct pour éviter les 30 % du Play Store de Google, le studio est revenu sur les rails deux ans après, une fois preuve faite de la quantité d’inconvénients générés par une telle initiative (entre autres la circulation de copies vérolées du programme, d’URL trompeuses et la grande confusion induite chez les joueurs). Le problème en matière de sécurité informatique, c’est qu’il n’y a guère de demi-mesure, surtout à l’heure des réseaux sociaux. Quel degré « d’ouverture » souhaite-t-on vraiment pour son mobile ? Évidemment, personne n’accepterait pour son smartphone la situation des PC à la fin des années 1990-début 2000, lorsque les virus pullulaient et qu’il fallait réinstaller tout le système régulièrement pour nettoyer le chaos laissé par des programmes peu regardants. Mais même la situation actuelle, plus stable mais avec de fréquentes fuites de données et arnaques au paiement en ligne, serait-elle acceptable pour notre téléphone, qui sert à nos interactions les plus personnelles ?
Les trente moins glorieuses. Est-ce que cela justifie pour autant 30 % de chaque transaction pour le développeur ? Probablement pas, ou plus exactement probablement plus, car l’engorgement de l’App Store a diminué la qualité de service que la boutique offre aux développeurs non seulement en termes d’exposition et de découvrabilité, mais aussi dans le sérieux appliqué au processus de validation, trop souvent erratique et dictatorial.
Ce qui a été établi en 2008 au lancement de l’App Store par Apple n’est plus forcément pertinent aujourd’hui. Et quelle que soit la bonne ou mauvaise foi d’Epic, l’évolution semble nécessaire pour des règles qui ont été définies il y a douze ans, dans un contexte très différent.