Pour ceux qui auraient raté un wagon, Among Us est le jeu qui cartonne actuellement sur Twitch depuis sa redécouverte par quelques streameurs qui l'ont déterré après deux ans d'une indifférence quasi générale. Depuis, c'est la folie : 1,5 million de joueurs en simultané, Alexandria Ocasio-Cortez qui joue devant 450 000 personnes et un rédacteur de Canard PC qui craque en direct en hurlant « J'AVOUE, OUI C'EST MOI, JE LES AI TOUS TUÉS ! ». Le principe est simple : à bord d'un vaisseau spatial, sur un plan en deux dimensions, une dizaine de joueurs se baladent et doivent accomplir des tâches, sous forme de mini-jeux. Pendant ce temps-là, deux imposteurs s'amusent à les assassiner les uns après les autres. Chaque fois qu'un joueur découvre un cadavre, il déclenche une phase de discussion où tout le monde va dire ce qu'il a vu, éventuellement désigner un coupable et voter pour balancer quelqu'un dans l'espace. Pour les imposteurs, le but est de parvenir à tuer les autres membres de l'équipage avant de se faire démasquer. Pour la faire vite, en gros, c'est un mélange entre le Cluedo et Le Loup-Garou de Thiercelieux. Mais c'est aussi un peu plus que ça : c'est également un jeu dont je ne parviens pas à décrocher, auquel j'essaie de me forcer à ne pas jouer mais dans lequel je replonge comme un alcoolique impénitent et qui m'empêche de dormir parce que je me repasse sans cesse les parties dans ma tête, parce qu'Among Us fait partie de ces jeux où chaque partie raconte une histoire, écrite par les joueurs et leurs mensonges.
Transformé en archive gratuite
- Cet article, initialement réservé aux abonnés, est devenu gratuit avec le temps.
Among Us
Jouer à Among Us comme un enquêteur de la police judiciaire
Une fois de plus, jouer à Among Us m'a appris beaucoup de choses sur la justice. C'est une déformation personnelle : tout ce que je fais m'apprend beaucoup de choses sur la justice. J'ai appris, par exemple, que quelqu'un qui bégaie n'est pas forcément coupable, qu'on peut parfaitement être persuadé d'avoir vu quelque chose et se tromper, et que la présomption d'innocence, c'est un peu comme le Père Noël, sauf que la plupart des gens y croient toute leur vie.
Le crime dont vous êtes le héros. Cela dit, au fil des parties, je me suis rendu compte de quelque chose : la plupart des joueurs, y compris moi-même, ne jouent pas de manière très rationnelle. Il y a des gens qui sont balancés dans l'espace au simple prétexte qu'ils sont nerveux quand ils répondent, ou des informations qui sont oubliées moins d'une minute après avoir été assimilées. Du coup, pour savoir s'il était possible de jouer un peu mieux, j'ai demandé son avis à un véritable enquêteur de la police judiciaire qui, en plus de s'y connaître un peu en enquête et en gardes à vue, est aussi un joueur d'Among Us. Le métier de cet inspecteur consistant à se rendre, chaque jour, sur des lieux d'homicides, d'enlèvement et sur des scènes d'attentat, il m'a semblé parfaitement qualifié pour me donner quelques indices sur la manière de mener une enquête plus efficacement, même si, bizarrement, j'ai trouvé ses conseils pour être un bon imposteur encore plus pertinents. Pour des raisons de montagnes de paperasseries qu'il aurait fallu demander à l'administration, le nom de cet enquêteur est ici remplacé par un pseudonyme.
Quelques conseils de la part d'un officier de police judiciaire.
Canard PC : Bonjour Pile*, quel est ton métier ?
Pile : Je suis officier de police judiciaire. Concrètement, mon métier consiste à enquêter sur les scènes de crimes, particulièrement les homicides, à récolter les indices, à désigner des suspects, à les interpeller, les placer en garde à vue et les interroger.
Tu joues à Among Us ?
J'ai joué une quinzaine de parties d'Among Us avec des gens qui ne sont pas policiers, à part l'un de mes collègues. La similitude entre Among Us et mon travail, c'est ce mélange entre la réunion d'éléments factuels et la discussion avec un individu qui est potentiellement suspect.
Est-ce qu'être OPJ t'a donné un avantage dans le jeu ?
Je pense qu'à cause de mon métier, je suis plus attentif à des petits détails, je fais attention à ce qui se passe autour de moi et j'ai peut-être l'avantage de retenir ces informations plus facilement. La règle de la procédure judiciaire, c'est de collecter un maximum de preuves qui vont aider à déterminer celui qui a le plus de chance d'être coupable. Ce sont des éléments factuels que je vais devoir opposer à un suspect pendant une audition : « Tu étais où, tu faisais quoi, à quel moment ? » Globalement, je retrouve ces éléments dans Among Us, avec des témoins oculaires, des caméras, etc. J'ai ces éléments en tête, et j'arrive à les garder en mémoire. Par contre, je me suis aperçu que les joueurs, après un débat, ne font pas forcément le lien entre les éléments. Il y a comme une sorte de remise à zéro de la mémoire après chaque débat. L'exemple typique, c'est quelqu'un qui est impliqué dans l'un des meurtres, mais sans preuve. Quand il se retrouve à nouveau impliqué dans le crime suivant, c'est comme si tout le monde avait oublié. J'ai l'impression qu'avec mon métier, j'ai plus l'habitude de garder en mémoire ceux qui ont déjà été mis en cause.
J'ai remarqué ça aussi, mais c'est dur de tout garder en mémoire.
Le but, dans une enquête, c'est vraiment d'arriver à conserver dans un coin de sa tête tous les éléments et d'en tenir compte. Pour une véritable enquête, il faut garder une vision globale du dossier. Dans Among Us, beaucoup de joueurs ne restent que dans l’instantané. Dans l'idéal, pour bien jouer à Among Us, il faudrait prendre des notes à chaque débat. L'autre difficulté, c'est de rester factuel. Ce n'est pas parce que quelqu'un vient de découvrir un corps que le crime vient d'avoir lieu ou que le coupable est encore dans les environs.
Il y a des joueurs qui ont toujours une attitude de coupable, même quand ils sont innocents. Est-ce que ça arrive aussi beaucoup en vrai ?
Dans la réalité, il n'y a pas vraiment de règles sur lesquelles se baser pour déterminer que quelqu'un est coupable ou non juste d'après son attitude. Il y a des gens très nerveux qui bataillent immédiatement pour essayer de se défendre d'une accusation, même fausse, et d'autres qui restent d'un calme olympien alors qu'ils sont coupables. Du coup, se baser sur la véhémence ou sur la nervosité de quelqu'un, ça ne peut pas être un vrai élément de réflexion, à part éventuellement sur les enfants. Par contre, ce qui peut arriver en vrai, c'est de changer de ton quand une confrontation ne fonctionne pas. Il y a des profils, par exemple, qui se défendent très bien face à une analyse calme de la situation, et dans ce cas-là, il faut peut-être les pousser en simulant de la colère ou de l'agacement, ou inversement. Face à certains individus, il ne faut pas hésiter à changer d'angle d'attaque.
En tant qu'enquêteur, tu as des idées de stratégie pour être un bon imposteur ?
Le but de l'imposteur, c'est de faire partie du groupe. Souvent, il y a un ou deux leaders qui apparaissent : il faut faire partie de leur groupe, être avec eux dans les discussions et se faire passer pour un mouton au milieu du troupeau. Si l'enquête se déroule comme elle devrait, c'est-à-dire sur des éléments factuels, le rôle de l'imposteur va être de discréditer ces éléments, de les déconsidérer, d'amener du flou.
Euh... d'autres stratégies pour les imposteurs ou les éventuels criminels qui nous lisent ?
Sinon, une bonne stratégie, c'est de créer des faux souvenirs, en utilisant les témoins les moins fiables. Ça fonctionne aussi en vrai : il y a des témoins qui peuvent se persuader d'avoir vu quelque chose qu'ils n'ont pas vu. C'est un gros problème des vraies enquêtes : beaucoup de gens pensent avoir vu beaucoup de choses. Dans les scènes d'attentat, par exemple, souvent les témoins se retrouvent ensemble avant d'être interrogés. Du coup, ils discutent entre eux et déforment leurs souvenirs, il y a une sorte de mimétisme qui se produit. Dans Among Us, un imposteur peut jouer là-dessus. Une autre bonne stratégie, c'est de choisir la couleur turquoise et de jouer sur la difficulté qu'a beaucoup de monde à déterminer si le turquoise, c'est du vert ou bleu. Pour les enquêteurs, c'est important aussi, dans les débats, que les premiers instants permettent à chacun de dire où il était et ce qu'il a fait sans être interrompu, pour ne pas que les versions se mélangent et se parasitent. Le rôle de l'imposteur, c'est aussi d'empêcher ça pour que les faits restent le plus flous possible, éventuellement en appuyant les joueurs qui ne peuvent pas s'empêcher de parler pendant que les autres décrivent ce qu'ils ont vu.
Est-ce qu'il y a des moyens rhétoriques de pousser quelqu'un à l'erreur ?
Une technique qui peut être utilisée dans une véritable enquête, c'est de modifier un élément, de travestir la vérité, et de voir comment le suspect réagit : par exemple, présenter à un suspect une photo de lui à proximité d'une scène de crime, en laissant sous-entendre qu'elle est beaucoup plus proche du lieu du crime que dans la réalité. Le suspect peut se sentir piégé et lâcher l'information, en croyant que les enquêteurs disposaient de plus d'éléments qu'ils n'en avaient vraiment. L'idée, c'est de modifier un élément qui va pousser un suspect à se défendre en espérant qu'il se contredise. Dans Among Us, ça peut se traduire par le fait de dire à quelqu'un qu'on l'a vu à un endroit ou via les caméras, même si ce n'est pas vrai, pour le pousser à la faute. Cela dit, il faut l'utiliser avec prudence, parce que ça peut perdre tout le monde et amener le doute sur soi-même, en tant qu'enquêteur. C'est à double tranchant. J'ai utilisé personnellement cette technique dans le jeu. Ça s'est mal terminé pour moi.
*Le nom a été modifié.