Notre avocat Grand Maître B. vous répondrait avec un ricanement cruel que vous n’avez acheté qu’une licence, dont les termes – que vous n’avez probablement pas lus, fou que vous êtes – autorisent vraisemblablement l’éditeur à stopper votre accès au jeu à peu près comme bon lui semble. Mais ce n’est pas l’aspect légal qui m’intéresse ici.
Tout est parti d’un petit accident industriel vidéoludique il y a deux mois. Dans un message en français daté du 11 juillet, Ubisoft annonçait sur Steam qu’il mettrait fin à « la période d'accès anticipé de Might & Magic : Showdown » au 31 juillet 2017, que Might & Magic: Showdown serait retiré du magasin et qu’il deviendrait inaccessible pour ceux qui ont acheté « la licence d’accès anticipé » (oui, eux aussi ils ont un avocat). Faites bien attention aux termes exacts employés dans le message : à aucun moment Ubisoft n’indique que le projet lui-même est annulé, ou d’ailleurs qu’il ne l’est pas. Tout est soigneusement rédigé pour séparer l’accès anticipé du jeu lui-même (ou projet de jeu). Ce qui aboutit à une phrase de conclusion stupéfiante : « Nous rembourserons intégralement ceux qui l'estiment justifié jusqu'au 31 juillet 2017. »
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Un jeu en accès anticipé est-il un jeu ?
Au fond, lorsque l’on paie pour un jeu en accès anticipé (early access, ces jeux pas finis dont on nous demande de financer le développement), qu’achète-t-on ? Une promesse de jeu terminé, ou simplement l’accès à un service, incomplet et imparfait ?
Trois bourdes pour le prix d’une. D’abord, il y a le délai : entre le 11 et le 31 juillet, cela ne laissait que 20 jours en plein été aux acheteurs pour se rendre compte de l’arrêt programmé et réclamer le remboursement. Ensuite il y a la méthode : si l’on en croit les estimations disponibles, le jeu ne devait guère compter plus de 5 000 acheteurs à 19,90 dollars ; comment le troisième éditeur mondial a-t-il pu hésiter un seul instant à rembourser automatiquement tous ses clients, lui qui en appelait aux joueurs il n’y a pas si longtemps pour le défendre contre Vivendi ? Mais le plus inquiétant à mon sens, c’est bien la philosophie contenue dans ce « ceux qui l’estiment justifié ». Parce que cette expression signifie bel et bien que pour l’éditeur (dont c’était le premier titre en accès anticipé sur Steam), les six mois d’accès anticipé à une version tronquée et non finie d’un jeu pouvaient justifier ces 20 dollars dépensés. Parce que cela implique qu’un accès anticipé n’est pas, en réalité, une promesse de jeu fini.
Évidemment, il y a pire. Le principe des accès anticipés a donné lieu à des scandales bien plus importants que celui-ci (dont certains durent encore et se finiront nécessairement beaucoup, beaucoup plus mal, dans des proportions, disons, galactiques). Mais il s’agit en général de développeurs ne parvenant pas à tenir leur promesse (par imprudence, incompétence, malhonnêteté, ou les trois à la fois), pas de développeurs remettant en cause l’existence même de cette promesse : on ne paie pas pour un « accès anticipé » (une sorte de service, limité dans le temps), mais pour un jeu, précédé d’un accès anticipé. L'acheteur accepte d’essuyer les plâtres du développement et des réglages dudit jeu, il octroie une avance de trésorerie à ses auteurs, moyennant quoi il obtient une ristourne sur le prix du produit final. Il accepte une dose de risque quant à sa qualité, mais il attend légitimement ce produit final. Qu’un jeu ne puisse pas être terminé, ou qu’il soit nécessaire de l’annuler vu le manque d’intérêt qu’il suscite, cela peut s’expliquer. Que l’on en fasse supporter les conséquences par les acheteurs n’est en revanche ni explicable, ni compréhensible.