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Decksplash
Le crime de l'Ollie Express
Traditionnellement, les autopsies de Canard PC se font, peut-être à cause de notre goût pour la nécrophilie, sur des jeux anciens, des vieilleries déterrées pour l'occasion. Mais pas cette fois-ci. Le cadavre est encore chaud (je viens de me pencher pour vérifier le pouls... non, il est bien mort), les insectes ne se précipitent pas encore sur le corps, tout juste touché par la rigidité cadavérique. Decksplash vient d'être assassiné, et nous allons trouver ensemble son meurtrier.
Si Decksplash n'attirait pas 100 000 joueurs en une semaine, il devait disparaître à jamais.
Circonstances du décès. Conçu lors d'une des game jams internes et mensuelles de l'entreprise britannique Bossa Studios, qui produit ainsi « une centaine de jeux par an » (dont on ne voit jamais la couleur, le studio ne les jugeant pas assez prometteurs), le jeune Decksplash a été annoncé fin janvier 2017. Après quelques mois de bêta privée, il a été décidé de le rendre public, accessible à tous début novembre pour une semaine. Cet accès illimité s'accompagnait d'un contrat aux clauses obscures : si le jeu n'attirait pas 100 000 joueurs en une semaine, il devait disparaître à jamais. Bonjour la confiance. Le 10 novembre 2017, après avoir échoué à atteindre son but, Decksplash est mort. Hmm, intrigant.
Identité de la victime. Decksplash est un jeu multijoueur en ligne, où deux équipes de trois joueurs s'affrontent pour le contrôle d'un terrain. Particularité physique : les joueurs ne sont pas des humanoïdes mais des skateboards, qui affirment leur domination en peignant automatiquement le terrain après avoir réussi de complexes figures de style avec leur planche. Autrement dit, une sorte de clone de Splatoon mais avec des skates. Pas de signe distinctif.
Suspect n° 1 : Bossa Studios. Le studio londonien, de nouveau indépendant après avoir longtemps été une filiale de News Corporation (le groupe de médias fondé par l'impitoyable Rupert Murdoch, auquel appartient la Fox), est aujourd'hui surtout connu pour avoir produit Surgeon Simulator et I am bread, deux petits jeux amusants. Son troisième gros titre, Worlds Adrift, un RPG en ligne massivement multijoueur, a plus de mal à trouver des joueurs. Decksplash devait être son quatrième gros projet. « Nos jams produisent environ cent jeux par an, explique un responsable du studio, mais seuls un ou deux passent en production. Ça veut dire que nous annulons environ 98 % de nos jeux chaque année. » Une déclaration décidément bien suspecte. « Nous avons déjà annulé des jeux à deux doigts de la sortie, parce qu'ils n'ont pas résisté à la question que nous nous posons régulièrement : pourquoi travailler sur ce jeu plutôt qu'un autre ? »
En septembre, soit peu de temps avant de pousser Decksplash dans le vide non sans lui avoir planté un couteau dans le dos et tiré une balle dans la tête, Bossa Studios a reçu dix millions de dollars du fonds d'investissement Atomico (« investir dans du fun, c'est sérieux », a précisé le cofondateur) et ouvert un nouveau studio à Seattle dirigé par Chet Faliszek, le scénariste des Portal, qui travaillera sur un nouveau projet de jeu coopératif. Bossa avait clairement les moyens, la motivation et l'occasion de faire disparaître un projet gênant pour son nouvel avenir radieux. Bien qu'elle ait tenté de se dédouaner et de rejeter le blâme sur les joueurs (en fabriquant cette rocambolesque affaire des 100 000 joueurs nécessaires), l'entreprise est vraisemblablement coupable.
Suspect n° 2 : les joueurs. Il faut bien le reconnaître, pas grand monde ne s'est intéressé à Decksplash. Entre janvier et octobre, lors de la période de bêta privée, pourtant en réalité largement ouverte (j'ai moi-même pu y rentrer sans le moindre effort), il y avait rarement plus de vingt-cinq personnes connectées, et encore, dans les meilleurs jours. Le plus souvent, entre zéro et dix personnes tentaient d'organiser un match, ce qui, pour un titre jouable à six, reste peu pratique. La semaine d'accès illimité n'a pas fondamentalement changé la donne, avec des pics de fréquentation entre 400 et 500 joueurs. Dans l'absolu, c'est évidemment mieux, mais une goutte d'eau dans l'univers par rapport à ce dont le jeu avait besoin pour se créer une communauté. Pire : malgré cette fréquentation un peu supérieure, la recherche de partie durait toujours trois plombes. Surtout, les joueurs n'ont été qu'un peu plus de 60 000 à essayer Decksplash durant sa dernière semaine, bien loin des 100 000 attendus, espérés, réclamés. Ce qui, de fait, les transforme (tous en même temps : à la fois les 40 000 absents et les 60 000 qui n'ont pas su débaucher plus de monde) en arme du crime. Indubitablement, ils sont coupables.
Suspect n° 3 : Decksplash. Ayant connu le défunt avant son funeste état présent, je ne peux que me poser une question : et s'il avait prémédité son propre meurtre pour s'éviter la honte ? Ça paraît téléphoné, certes, mais suivez-moi un instant. Passée la surprise de la découverte (« oh, on peut grinder le rail et faire des figures comme dans Tony Hawk quand j'étais jeune et que j'avais encore des réflexes, c'est rigolo »), Decksplash n'apporte pas grand-chose. Bien que jouant en équipe (avec possibilité de booster les scores de ses partenaires ou d'interrompre la figure d'un adversaire), chacun y faisait la plupart du temps ses tricks dans son coin, et à moins de se passionner pour les figures de style virtuelles, on faisait le tour de la question en deux parties. Et même si le jeu copiait dans les grandes lignes Splatoon et son peinturlurage de terrain, il lui manquait le plaisir de patauger dans un liquide épais et coulant. Ajoutez-y un didacticiel peu efficace (pas étonnant que personne ne reste si personne ne comprend le jeu...) et des loot boxes (gratuites, mais tout de même à débloquer en jouant) peu en accord avec l'air du temps, et vous obtenez un concept qui n'aurait probablement jamais dû aller aussi loin, jamais quitter son statut originel de jeu de game jam. Par sa propre négligence, Decksplash est tout aussi coupable de sa triste fin que ses créateurs et que ses joueurs.
La surprise finale. La conclusion s'impose donc d'elle-même : tout le monde est coupable. Coupable d'avoir créé le jeu, de l'avoir fait vivoter puis de l'avoir tué. Coupable d'avoir joué mais trop peu. Coupable d'en avoir fait à la fois trop et pas assez. Dans ce nouveau monde moderne dans lequel nous entrons, dans ce troisième millénaire, pareille incertitude n'est plus de mise. La disparition finale de Decksplash arrangeant visiblement tout le monde, la justice m'autorise à prononcer un jugement exceptionnel : les trois suspects sont certes tous coupables, mais pas responsables.