Ah, c’était plus fort qu’eux : tous ces enseignements tirés de la monétarisation des jeux sociaux et des free-to-play, raffinés et décuplés sur les jeux mobiles, il fallait absolument qu’ils les utilisent sur les jeux payants pour augmenter leurs revenus. Comme il fallait s’y attendre, l’affaire a fini par leur sauter à la figure fin 2017 et ce fut le grand émoi des loot boxes (littéralement « boîte à butin », voir notre dossier complet de l’époque dans le Canard PC n°369) : les joueurs se cabrèrent tellement face à la succession de jeux « triple A » intégrant des loot boxes payantes que la polémique fut audible en dehors du milieu du jeu vidéo et alerta les médias plus généralistes (juste avant les achats de Noël, le timing était parfait).
En France, le sénateur Jérôme Durain, en pointe sur les problèmes du jeu vidéo puisque déjà co-auteur d’un rapport parlementaire sur l’organisation de l’e-sport, s’était saisi de la question le 16 novembre 2017 en interrogeant le gouvernement et l’Autorité de régulation des jeux en ligne (ARJEL, qui s’occupe des jeux d’argent) sur les relations entre loot boxes et jeux d’argent. Une interrogation tout à fait légitime qui lui a pourtant valu à l’époque des coups de fil extrêmement courroucés d’un syndicat représentant l’industrie vidéoludique française.
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Le procès des loot boxes
En laissant libre cours à leur avidité, les industriels du jeu vidéo ont fait une erreur qu’ils vont peut-être regretter rapidement, et longtemps : ils ont attiré l’attention du législateur et plusieurs pays européens se penchent sérieusement sur certaines pratiques commerciales malsaines présentes dans le jeu vidéo.
La commission belge des jeux de hasard conclut que les loot boxes payantes sont contraires à la loi et peuvent faire l’objet de poursuites pénales.
Butin de loot boxes L’ARJEL, dans son rapport d’activité de 2017-2018 paru fin juin 2018, consacre aux « Microtransactions dans les jeux vidéo » un chapitre entier. L’autorité rappelle son inquiétude sur certaines pratiques, et annonce que plusieurs enquêtes sont en cours dans les cas où les lots obtenus dans les loot boxes sont monétisables. L’ARJEL annonce également une réflexion commune entre régulateurs au niveau européen.
Cette distinction entre lots monétisables ou pas est également au cœur d’une décision de l’autorité de régulation des jeux hollandaise (la Kansspelautoriteit) en avril 2018 : cette institution a annoncé que sur dix jeux étudiés comprenant des microtransactions, quatre jeux (qu’elle n’a pas nommés) étaient en infraction et devaient modifier leur fonctionnement sous peine de poursuites avant le 20 juin 2018. La Kansspelautoriteit note dans son rapport de grandes similitudes entre la présentation de certaines loot boxes et celle des jeux d’argent, et notamment la technique du « raté de peu » (« near miss »), truc classique des machines à sous ou des jeux de grattage où l’on habille visuellement un échec pour vous faire croire artificiellement que vous êtes passé très près d’une combinaison gagnante.
L’autorité belge est allée encore plus loin. Lors de la publication de son « rapport d’enquête sur les loot boxes » le 9 mai, la commission des jeux de hasard conclut que les loot boxes payantes sont contraires à la loi belge et peuvent faire l’objet de poursuites pénales, que les lots soient monétisables ou non. Elle précise dans ses conclusions les techniques observées pour pousser le joueur à acheter : « monitoring du comportement social, politique laxiste en matière de protection des données ou encore manipulation à grande échelle à l'aide de générateurs de nombres aléatoires (RNG) basés sur le comportement des joueurs ». Puis l’autorité souligne : « Cette possible manipulation du comportement, laquelle pourrait supprimer le caractère aléatoire, n'existe pas aux yeux du joueur-consommateur. »
Tout jeu vidéo est une manipulation, c’est normal Un jeu vidéo cherche à capturer notre attention et à la retenir, et c’est exactement ce qu’on lui demande. Il le fait à travers différentes techniques, certaines communes avec d’autres arts du récit (pensez aux mises en scène du théâtre ou du cinéma, aux thrillers, aux romans à suspense, et ainsi de suite), d’autres qui lui sont propres (les boucles de gameplay qui organisent la progression du joueur à travers une successions de frustrations et de récompenses). Un jeu vidéo, comme un roman d’Agatha Christie, essaye de vous piéger pour votre bien, c’est-à-dire pour augmenter votre plaisir. Ces mêmes techniques peuvent être adaptées à un objectif purement mercantile. Ce n’est pas nouveau. On peut soutenir que si les écrivains de romans feuilletons (au XIXe siècle en France) ont découpé leurs œuvres en épisodes et multiplié les rebondissements, ce n’était pas pour la qualité de l’histoire mais dans le but d’inciter le lecteur à acheter la suite. Les comics, ou les séries télévisées utilisent la même technique pour vous donner rendez-vous tout au long d’une saison, et d’une saison à l’autre grâce aux cliffhangers. Mais les jeux vidéo sont allés beaucoup plus loin. Si vous payez, et suivant ce que vous payez, votre expérience n’est pas la même. Et l’opérateur de votre jeu dispose d’une quantité d’informations sur vous que n’avait pas le romancier du XIXe : il connaît votre profil, vos habitudes, il sait comment et quand il obtiendra le plus de chances de vous faire payer à nouveau, et il est capable de modifier le jeu dans ce seul but.
Valve au piquet. Avec les jeux Counter-Strike Global Offensive et DOTA 2, son juteux système de skins et de loot boxes, l’américain Valve était une des principales cibles des régulateurs belges et hollandais, et il a visiblement un peu tâtonné pour trouver la bonne réponse.
Le 20 juin 2018, à l’expiration de l’ultimatum des autorités hollandaises, Valve a dans un premier temps coupé tout transfert d’objets pour ses clients hollandais. Puis le 13 juillet, l’achat et la vente ont été réactivés mais ce sont les loot boxes elles-mêmes qui étaient bloquées, cette fois pour les Hollandais et les Belges. Finalement, le 26 juillet, l’ouverture des loot boxes était à nouveau possible mais avec d’importantes modifications : le joueur sait ce que contient la prochaine box qu’il achète, et il ne peut en acheter qu’une à la fois. La mesure a fait débat chez les joueurs, mais elle a au moins deux intérêts : amener un peu de transparence dans le « hasard » géré par le jeu et freiner les achats massifs compulsifs, deux éléments finalement très classiques dans la régulation des jeux d’argent.
Tellement classiques, en fait, qu’on se demande bien pourquoi les joueurs français, dont un bon nombre de mineurs, ne pourraient pas bénéficier de la même protection. Ce premier résultat démontre en effet que, quel que soit le jugement légal qu’on porte sur les loot boxes, il manque aujourd’hui un certain nombre de mesures de protection minimales et de bon sens, qui ne posent pas de réel problème technique ou économique (car comme l’indiquait le rapport annuel de l’ARJEL : « les bénéfices financiers générés par les micro-transactions (…) atteignent des montants en comparaison desquels les résultats des opérateurs de jeux d’argent agréés font bien pâle figure »).
Moralité, dans le domaine du jeu vidéo comme ailleurs, il est illusoire d’attendre des acteurs industriels une autorégulation sans une préalable pression politique et législative. La prochaine bataille pour protéger les joueurs ? Ce sont les Allemands qui l’ont lancée : un tribunal de Munich a interdit la précommande de jeux lorsqu’il n’y a pas de date de sortie établie. Quelle audace ! Quelqu’un pour reprendre le flambeau en France ?