La première fois que j'ai lancé Stone Story, une pluie de gouttelettes de sueur a ruisselé de mon front. Dans l'open space de Canard PC, seuls les jeux les plus beaux échappent aux quolibets brutaux d'ackboo, que les milieux autorisés connaissent aussi sous le nom de « l'homme aux mille shaders. » Je m'attendais à devoir défendre Stone Story âprement jusqu'au bouclage, en esquivant les moqueries perfides de Kahn « Michel-Ange » Lusth et de Louis-Ferdinand Sébum, qui chantonne régulièrement « l'ASCII, c'est fini, et dire que c'était notre premier amour » en collant 3/10 à des rogue-like alaskains. En n'utilisant que l'ASCIINote : 1 pour tout graphisme, c'est sûr, Stone Story me mettait au ban des rédacteurs. Sauf que pendant que je suais à grosses gouttes, il se passa quelque chose d'extraordinaire. Agglutinés derrière mon écran pour observer les images étranges qui y défilaient, mes collègues sont restés silencieux. Ce jour-là, aucun jet de bile ne vint corroder Stone Story. Les jours suivants non plus.
Note 1 : Une norme d'encodage plutôt sévère, qui comprend seulement 256 caractères – chiffres arabes, lettres de l'alphabet latin, symboles mathématiques et signes de ponctuation, auxquels le développeur de Stone Story a rajouté quelques lettres grecques et caractères spéciaux, comme l'étoile ou l'overscore.
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Stone Story
Un jeu qui a du caractère
Pendant que les grands éditeurs brûlent des fortunes pour obtenir des graphismes photoréalistes, certains studios optent pour une approche plus humble. Depuis près de cinq ans, Gabriel Santos cisèle, lettre après lettre, un jeu tout en ASCII d'une beauté surprenante, qui nous intrigue beaucoup chez Canard PC. Zieuter le projet avec incrédulité a fini par payer : le mois dernier, on a enfin réussi à poser nos pattes sur cet objet bizarre qui tente de repousser les limites du jeu de rôle en même temps que celles du tolérable pour les yeux.
Aucun des mouvements du héros n'est contrôlé par le joueur.
ASCII hors-piste. Si vous avez examiné les captures d'écran qui accompagnent ce texte, vous comprenez peut-être ce qui s'est joué dans nos têtes, à tous, quand Stone Story a déroulé ses décors tout en chiffres et en parenthèses. D'abord une sorte d'agréable incrédulité, quand on s'est rendu compte que oui, quelqu'un avait été assez dingue pour concevoir tout un jeu en ASCII. Et puis la baffe. En pleine poire, comme ça, vlan. D'après ce que j'ai observé, Stone Story met toujours moins de dix secondes à pulvériser les idées reçues et l'allergie au minimalisme. Ses arbres faits de parenthèses et d'antislash, ses armes en tirets, ses monstres aux dents en guillemets aiguisées forment un monde tout en finesse, où chaque chose est identifiable au premier coup d’œil. Et pourquoi pas ? Après tout, si des gros pixels arrivent à produire des décors soignés et identifiables, un jeu qui utilise des symboles bien plus fins ne devrait pas avoir trop de problèmes non plus de ce côté-là. D'ailleurs, le niveau de détail des paysages – et des personnages – de Stone Story est tout bonnement incroyable (le mieux, c'est de voir le jeu en mouvement, comme dans son trailer – cpc.cx/stonetrailer). Faire l'inventaire des trouvailles graphiques devient un jeu dans le jeu : il y a les reflets des lunes jumelles dans l'eau noire d'un fleuve, les branches décharnées des arbres secs, les cavernes zébrées de hautes toiles d'araignées, la maçonnerie impeccable d'une muraille. Tout en /, _, * ou }, bien sûr.
Trois questions à Gabriel « standardcombo » Santos, développeur de Stone Story
Canard PC : Quels problèmes se posent à l'artiste qui travaille en ASCII ?
Gabriel Santos : Le pire, c'est le manque de vrais outils dédiés aux animations. Il y a de bons outils en ASCII, mais aucun ne correspond vraiment à ma façon de travailler, donc je reste avec mon éditeur de texte basique. C'est comme ça que je fais tous les graphismes. Ça m'empêche hélas d'utiliser de la couleur. J'ai essayé de concevoir le jeu avec cette contrainte en tête, du coup son univers en niveaux de gris est sombre et menaçant, avec de rares éléments colorés.
Vous tapez les animations au clavier ? à la main ? Vous êtes dingue ?
C'est un peu comme du pixel art : à la fois compliqué et satisfaisant à faire. Je suis quelqu'un qui tape assez vite. Les fichiers d'animation ressemblent à des tableurs, mais verticaux et remplis de texte. Les différentes frames sont les unes au-dessous des autres. Au début, je réfléchis au design du personnage, je recherche des références en ligne et ainsi de suite, comme pour tout autre support. Ensuite je tape les images-clés, par exemple le boss avec sa gueule ouverte et fermée, les bras dans diverses positions. Puis je calcule de combien de frames je vais avoir besoin pour que l'animation soit fluide et de la bonne durée. Enfin, je copie-colle les images-clés et je modifie tous les symboles nécessaires pour obtenir les frames d'entre-deux.
D'où vient cette idée d'utiliser une IA pour gérer les combats et l'exploration à la place du joueur ?
Dans les MMO et certains RPG, les joueurs tentent d'automatiser certaines actions répétitives pour réduire la quantité de grind. Beaucoup de studios détestent les bots, mais comme je bossais sur un jeu déjà radicalement différent, j'ai décidé très tôt d'avoir une IA qui contrôle le personnage principal. Comme ça, les joueurs peuvent se concentrer sur les décisions stratégiques et la gestion de leur matos, sans parler du crafting. Je me doute bien que ça va rebuter des gens, mais en même temps ça va aussi plaire à tout un segment de joueurs qui préfèrent les jeux plus détendus ou qui aiment faire plusieurs choses en même temps.
Lettres de mon bourrin. Chez moi, la claque des graphismes a vite laissé place à un doute effroyable : et si ces décors grandioses de minimalisme n'étaient que l'écrin d'un jeu atrocement classique et ennuyeux ? Le trailer de Stone Story n'aide pas, avec son héros qui avance de gauche à droite de l'écran en se contentant d'assener des coups d'épée à des monstres. Au secours. Il suffit pourtant d'essayer le jeu, souris à la main, pour être frappé par un éclair de compréhension : aucun des mouvements du héros n'est contrôlé par le joueur. Une IA se charge d'explorer les niveaux (linéaires) à sa place, en ramassant ce qui doit l'être et en tatanant les ennemis qu'elle croise. Hérésie ? Blasphème ? Non, car cette IA permet au joueur d'éviter de matraquer les touches de son clavier en boucle afin qu'il se concentre sur la tactique : il faut changer d'arme au bon moment (bazarder le bouclier et brandir une arbalète permet de se sortir de bien des mauvais pas), boire des potions, utiliser des capacités spéciales et prendre soin auparavant d'identifier les ennemis. Une bouffée d'originalité que l'on respire à pleins poumons, sans se douter que le vrai tour de magie a lieu en dehors des combats.
Cette nécessité d'explorer et d'améliorer jusqu'aux menus du jeu rappelle les clickers.
Candy Box 3. Quand le joueur n'explore pas un niveau, il se retrouve dans une sorte de menu, avec la liste des zones à explorer ou des actions spéciales à accomplir, par exemple fabriquer du matériel. Il y aurait beaucoup à dire sur l'artisanat : on doit l'accomplir à tâtons, en combinant plusieurs objets sans savoir si l'on pourra vraiment sertir un bouclier d'une gemme ou fusionner un marteau et une baguette magique. Pire : au début, c'est le crafting lui-même qui est inaccessible au joueur. Ce dernier doit débloquer l'accès à la plupart des mécaniques du jeu de lui-même, parfois sans même savoir qu'elles existent. Au fur et à mesure de l'aventure, trouver certains objets permet par exemple de commencer à gagner de l'expérience ou d'obtenir des infos vitales sur les créatures des donjons. Changer d'arme au cours des combats devient fastidieux ? Découvrir la recette de la ceinture débloquera les raccourcis clavier. Cette nécessité d'explorer et d'améliorer jusqu'aux menus du jeu rappelle les clickers, dont le développeur admet être un grand fan (« je pense que plus de jeux devraient avoir une interface qui s'améliore progressivement, ça règle le problème du trop-plein de choix et d'informations qui paralyse les néophytes », nous a-t-il dit). Derrière ces mystères qui entourent le scénario du jeu, son fonctionnement et ses mécaniques les plus simples, il y a surtout l'envie de stimuler la curiosité du joueur, qui le poussera à progresser dans l'aventure tout simplement parce qu'il se demande ce que le jeu lui réserve ensuite. Et ça marche. On a beau y avoir joué longuement, on se demande aussi, nous, ce que Stone Story garde encore en réserve comme jouissives surprises, comme trouvailles inventives, comme secrets obscurs.