Bref, cette fois, mes recommandations YouTube m’ont emmené vers autre chose : les gens qui commencent un instrument de musique et qui se filment, jour après jour, semaine après semaine, afin que tout le monde puisse constater leurs progrès. Souvent, au bout d’un an ou deux, ils postent une vidéo récapitulative, de leurs premiers balbutiements jusqu’à leur maîtrise complète de l’instrument. L’une des vidéos en question s’appelait « Adult beginner piano progress – 1 year of practice ». On pouvait y observer Brandon Hawksley, l’auteur, apprendre les premiers accords de Mad World, sous les encouragements de sa mère, puis, peu à peu, à force d'efforts, parvenir à apprivoiser la Fantaisie-Impromptu de Chopin, un morceau relativement difficile et qui en jette pas mal auprès des filles. Sur la miniature de sa vidéo, vue trois millions de fois, Brandon Hawksley précisait que son année de piano correspondait à un peu plus de 700 heures de pratique.
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À la recherche du temps perdu à jouer
J’ai été triste, récemment. Enfin, plus que d’habitude. C’est à cause des recommandations YouTube. Ça fonctionne comme ça : au début, on veut seulement revoir l’intervention d'un type sur une chaîne de télévision puis, rapidement, on regarde une conférence d’Étienne Chouard sur le capitalisme, avant de basculer sur une vidéo d’Alain Soral en plein délire et, sans trop s’en rendre compte, voilà qu’à une heure du matin, on est toujours sur YouTube en train de regarder une vidéo « Il tente d'envahir la Pologne, ça tourne mal ».
Longtemps, je ne me suis pas couché de bonne heure. Ce qui est drôle – et triste – c'est que 700 heures, c'est un petit peu moins que le temps combiné que j'ai passé sur Dota 2 et Crusader Kings 2 – respectivement 418 et 412 heures. Inutile de préciser qu'en 418 heures, je n'ai quasiment rien appris de Dota 2, sinon que les Russes sont des gens odieux. À peu de choses près, je suis presque aussi mauvais qu'au premier jour. Parallèlement, je suis toujours incapable, bien entendu, de jouer la Fantaisie-Impromptu, ou même La Lettre à Élise. C'est d'autant plus dommage que, si je devais mourir demain, mon seul regret serait de n'avoir jamais appris à jouer du piano. C'est un bel instrument, le piano. Le temps passé à jouer de la musique n'est jamais, absolument jamais du temps perdu. Malheureusement, on ne peut pas en dire autant des jeux vidéo. Si j'avais passé moins de temps sur Dota 2, peut-être serais-je aujourd'hui en train de jouer la Fantaisie-Impromptu. Peut-être, alors, serais-je heureux ?
Du côte de chez oim. Évidemment, le temps passé à jouer n'est pas que du temps perdu. Si je n'avais pas autant joué, si je n'avais pas passé des centaines d'heures, même, à regarder des gens jouer, à lire des tests, des chroniques, à écouter des débats ou à débattre moi-même avec mes amis, je ne serais pas en train d'écrire ces lignes. Aujourd'hui, je suis payé pour jouer à des jeux vidéo ; le temps perdu l'est un peu moins. Et même sans ça, les jeux vidéo m'ont appris énormément de choses et ont contribué à développer mon imaginaire, ce qui n'est pas rien. N'empêche. J'ai beau passer le plus clair de mon temps à jouer et trouver que le jeu vidéo est un média passionnant et l'un des produits culturels les plus excitants de notre époque, j'ai du mal à ne pas penser qu'au-delà d'un certain temps, un jeu vidéo voit son intérêt décroître de manière exponentielle. C'est un peu comme la drogue : au bout de quelques doses, la quantité qu'il faut ingurgiter pour ressentir un effet intéressant dépasse complètement le temps, l'argent et la santé investis. Pour les jeux vidéo, c'est à peu près la même chose : au-delà de la vingtaine d'heures, il reste, certes, toujours des choses à découvrir dans un jeu, mais elles sont beaucoup moins profondes et intéressantes que ce qu'il y a à apprendre en lisant un livre, en regardant un bon film ou en commençant à jouer du piano.
En ce temps-là, j'avais 20 temps. Les premières heures passées dans un jeu vidéo ont toujours beaucoup d'intérêt : elles stimulent l'imaginaire, elles permettent de comprendre comment les auteurs, face à une difficulté de gameplay ou de narration, se sont débrouillés pour la contourner, elles dévoilent un univers, une ambition. Sauf cas particuliers, cet intérêt ne dépasse pas les premières heures. Au-delà, le joueur peut être poussé à persévérer pour aller au bout de l'histoire – c'est trop rarement le cas dans le jeu vidéo – ou bien, s'il s'agit d'un jeu multijoueur, parce qu'il a trouvé des amis avec qui prolonger l'aventure. Malheureusement, dans la plupart des cas, le joueur va persévérer au-delà des premières dizaines d'heures simplement parce qu'il y trouve une forme de réconfort psychologique, parce que son cerveau fabrique de la dopamine quand il tombe sur un objet « légendaire » entouré d'un halo brillant, ou parce qu'il a la promesse d'un événement aléatoire susceptible de se produire. À partir de ce moment-là, quand le temps passé à jouer n'est plus un enrichissement, c'est-à-dire qu'il ne sert plus à apprendre des choses, à enrichir son imaginaire, à sociabiliser de manière intéressante ou à se détendre raisonnablement, le temps passé sur un jeu devient du temps perdu.
Au temps pour moi. Mais alors, qu'est-ce que vivre, sinon perdre son temps, me direz-vous ? Effectivement, quelle que soit la manière dont on investit son existence, la ligne d'arrivée est toujours la même : la solitude de la tombe, qui est la même pour tous, qu'on soit riche, pauvre, intelligent, bête, heureux ou malheureux. Peu importe, alors, ce que l'on a fait ou ce que l'on n'a pas fait. Faut-il vraiment essayer de ne pas « perdre son temps » en apprenant la musique – une activité qui développe la concentration, le sens de l'effort, la précision et la sensibilité à la beauté – ou bien profiter du répit qui nous est offert pour s'amuser comme on le souhaite ? Le Petit Prince lui-même ne disait-il pas : « Moi, si j'avais cinquante-trois minutes à dépenser, je ferais monter tout doucement mon paladin au niveau 99 » ? La réponse est évidemment personnelle, chacun jugera de la manière dont il emploie son temps. En tout cas moi, c'est décidé, j'arrête de perdre mon temps. À partir de demain, je cesse de passer des heures à farmer comme un imbécile et je m'adonne à une activité beaucoup plus créative : le visionnage, en boucle, de gens qui apprennent le piano sur YouTube.