Révolutionner le jeu de cartes à collectionner (CCG) n'est pas une tâche facile. S'ils veulent vendre plus de douze exemplaires, les jeux de ce genre doivent suivre un cahier des charges bien précis et s'inspirer de leurs concurrents les plus prospères, car chercher à réinventer la roue donne trop souvent des résultats calamiteux. Voilà pourquoi Legends of Runeterra semble instantanément familier : comme dans beaucoup d'autres CCG, on construit un deck en sélectionnant des cartes aux coûts en mana variés, puis on affronte en duel d'autres joueurs devant un plateau virtuel. Les cartes permettent de lancer des sorts ou d'invoquer des créatures qui abaisseront les points de vie de l'adversaire, on démarre avec un seul point de mana puis on en gagne de plus en plus à chaque tour afin de pouvoir jouer les cartes puissantes qu'on espère piocher dans notre deck ; bref, c'est la routine. Enfin, ça serait la routine si Legends of Runeterra n'avait pas revu de fond en comble la mécanique de tour par tour des duels : alors qu'on se serait attendu à pouvoir dépenser tranquillou toute notre mana jusqu'à plus soif avant de passer la main, ici, chaque joueur a la possibilité de répondre immédiatement aux actions de l'autre.
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Legends of Runeterra
Tu nous entends le Blizzard ? Tu nous entends ?
« Je pense donc je suis », disait Descartes. Et des cartes, il y en a beaucoup dans le nouveau projet de Riot Games. En effet, les développeurs de l'un des jeux les plus joués au monde, le moba League of Legends, se lancent à l'assaut des jeux de cartes à collectionner. Legends of Runeterra fera-t-il mieux qu'Artifact ? Le suspense reste ent... ah non, on me fait signe qu'en fait il n'y a aucun doute à avoir de ce côté-là, désolé. Bon, mais est-ce que Legends of Runeterra vous fera abandonner Hearthstone, Magic the Gathering ou Léa : Passion Poker ? Pour le savoir, on est allé y jouer en avant-première dans les locaux de Riot.
Riot veut laisser chacun libre de trouver ses propres tactiques.
Création de ripostes. Le duel y gagne en profondeur, parce qu'un mouvement complexe ne peut se faire qu'entre deux actions de l'autre joueur. Si j'invoque une créature à mon tour, l'adversaire pourra aussi le faire juste après. Si je lance un sort, il est mis en attente et l'ennemi peut lui-même pratiquer la magie (par exemple pour lancer un sort qui annule le mien). En cas de combat, l'attaqué peut barrer la route à chaque unité adverse avec ses propres créatures, qui prennent des dégâts à la place des points de vie du joueur et ripostent si elles survivent à l'assaut ennemi. Un concept emprunté à Magic : The Gathering, qui élimine avec élégance le côté « OK, tu as joué, maintenant regarde-moi activer mes cartes et opérer 14 combos pendant dix minutes » qui m'avait tant exaspéré dans Hearthstone. Au début, je craignais que tout ça minore fortement l'aspect tour par tour des duels, mais l'ordre des rounds reste important, puisque seul le joueur dont c'est le tour a la possibilité d'attaquer avec ses créatures. Et même s'il faut un temps d'adaptation pour apprivoiser ce nouveau système, une fois qu'on a pigé le principe les parties en deviennent nettement plus rythmées et dynamiques, tout en ayant gagné en complexité.
Le nerf de la guerre. Plutôt que de vendre des packs de cartes aléatoires, Riot a décidé de ne monétiser Legends of Runeterra qu'au travers d'une boutique qui propose des cosmétiques, des matériaux de crafting ou des cartes à l'unité. On peut y faire des achats avec de vrais euros ou avec une ressource virtuelle que l'on grappille partie après partie. Pas bête : c'est le modèle économique de League of Legends, qui rapporte des trillions de dollars chaque seconde. Bien sûr, il faudra éviter l'écueil dans lequel s'abîme parfois LoL, où les nouveaux héros – les plus chers – sont souvent un peu trop puissants à leur sortie, comme par hasard. Enfin, si votre Française des jeux intérieure panique à l'idée de ne plus savourer l'ouverture de boosters remplis de cartes aléatoires, rassurez-vous, ces packs seront bien présents dans le jeu. Seulement, ils se débloqueront de façon gratuite, au fil des gains d'expérience octroyés après chaque duel, y compris hors multijoueur puisqu'il y aura pas mal de contenu solo.
Touché-coulé. Cette différence est importante, parce qu'au premier abord, Legends of Runeterra ressemble énormément à Hearthstone. Même design de cartes, même plateau, même interface intuitive et colorée, même soin du détail, mêmes sons rigolos. Mais la ressemblance avec le CCG à succès de Blizzard ne va guère plus loin que l'apparence du jeu, car sous le capot, non seulement des nouveautés importantes côté mécaniques viennent changer la donne – on vient d'en parler – mais la démarche des développeurs semble elle aussi différer. Au sous-sol du siège européen de Riot, à Dublin, un développeur nous a affirmé avoir « identifié trois problèmes dans les jeux de cartes à collectionner en ligne : une métaNote : 1 insipide, des decks peu créatifs et trop d'importance accordée à des facteurs aléatoires ». Personne n'a prononcé le nom de Hearthstone, mais l'attaque envers le jeu de Blizzard était transparente. Aux mises à jour peu fréquentes et à la méta statique de Hearthstone, Riot veut opposer des patchs précis qui réagissent en permanence à l'état du jeu, avec des changements expliqués par de longs paragraphes signés des développeurs. C'est cette même recette qui, appliquée à League of Legends, a contribué à en faire un succès planétaire.
Note 1 : Dans les jeux compétitifs, désigne les grandes tendances stratégiques qui sont en vogue à un moment donné chez les joueurs. La méta fluctue au fil des mises à jour et des tactiques popularisées par les joueurs pro.
Runeterra incognita. Bien sûr, cette conception particulière du suivi ne sort pas de nulle part : vu les mécanismes de conception de decks de Legends of Runeterra, la vigilance des développeurs est une condition nécessaire pour que le jeu ne vire pas à la catastrophe industrielle. Là où les CCG actuels ont rarement un large éventail de decks viables, celui de Riot veut laisser chacun libre de trouver ses propres tactiques, même si elles n'ont pas forcément été imaginées par les développeurs. Jugez plutôt : dans Legends of Runeterra les cartes sont réparties en six factions, celles de l'univers de League of Legends. Or, afin de laisser aux joueurs les coudées franches, chaque deck (de 40 cartes, chacune en trois exemplaires maximum) pourra combiner deux factions. Bon, je sais, le lore de League of Legends fait tièp. Mais si on oublie deux secondes qu'il a été créé pour un moba et qu'il a la profondeur d'un pédiluve pour belettes, on remarque qu'il a de quoi contenter les amateurs de jeux de cartes puisque chacune de ses factions a des caractéristiques qui lui sont propres aussi bien dans l'esthétique que dans le style de jeu et les mécaniques. Demacia, la nation des chevaliers Fisher Price, a des unités puissantes mais très classiques, sans moyens intéressants de surprendre l'adversaire, tandis que Ionia, l'archipel des magiciens et des ninjas, mise tout au contraire sur les unités invisibles, les pièges et les sorts de fourbe. Les Nordiques de Freljord trompent la mort, mais les zombies des Îles obscures la recherchent pour gagner des bonus.
Une bonne dose d'héros. Ce n'est pas tout ! Outre ses créatures et ses sorts, chaque faction dispose de plusieurs champions. Ces unités puissantes, inspirées des héros de League of Legends, se jouent comme n'importe quelle carte créature, à ceci près qu'elles peuvent monter en niveau (une seule fois) si le joueur remplit certaines conditions, uniques à chaque champion et inspirées de ses capacités dans le moba de Riot. Elise, la reine araignée, doit se tenir aux côtés de trois arachnides pour monter en niveau et ainsi gagner en puissance, mais de son côté l'irascible Tryndamere doit simplement mourir une fois pour atteindre sa forme finale. Comme chacun de ces héros a des pouvoirs qui peuvent changer le cours du duel (par exemple, Garen regagne toute sa santé à chaque tour), il vaut mieux ne pas les prendre à la légère. Et puisque chaque deck peut combiner jusqu'à deux factions, les tactiques possibles se comptent à la pelle. Au QG européen de Riot, j'ai vu des journalistes essayer les synergies entre Vladimir et Braum – l'un occasionne des dégâts aux alliés, l'autre devient plus fort à chaque fois qu'il est endommagé – mais j'ai préféré être plus sournois. Teemo, le hamster jovial avec qui j'ai posé des milliers de mines (bon, des champignons vénéneux) dans League of Legends, dissémine des pièges dans le deck du joueur adverse lorsqu'il le frappe. À chaque fois qu'il pioche une carte, l'ennemi risque de dévoiler un champignon et de subir des dégâts. J'ai combiné ça avec les sorts de dégâts directs de la faction Ionia pour devenir le roi du poison, ce qui a poussé l'un de mes confrères à lâcher un « quel deck insupportable ! » aussi amusé que dégoûté après qu'il s'est fait grignoter ses points de vie pendant dix minutes. Lorsque la bêta d'un jeu de cartes est capable de générer une si belle réaction, il est permis de se montrer optimiste.