Alors que certains acteurs du jeu vidéo débattaient encore de la meilleure approche à adopter face au mouvement Black Lives Matter, Twitter s’est soudainement mis à déborder pour rappeler une réalité scandaleuse et persistante : les femmes font trop souvent face à des comportements écœurants dans le milieu du jeu vidéo, qu’elles soient salariées des studios, vidéastes sur Internet, joueuses désirant profiter en paix de leur loisir ou simples actrices doublant un personnage.
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Le retour du MeToo dans le jeu vidéo
Fin juin, l’industrie du jeu vidéo a dû faire face à une nouvelle explosion de témoignages concernant le sexisme et le harcèlement sexuel dans ses rangs, après une première vague il y a presque un an, en août 2019.
Aucun domaine du jeu vidéo ne semble échapper au sexisme.
Tous azimuts. D’abord classiquement (hélas) centré sur les problèmes du sexisme au boulot, le déballage s’est étendu à tous les domaines imaginables au point qu’il semble qu’aucune des fonctions existantes de l’écosystème du jeu vidéo actuel n’y échappe : e-sport, événementiel, streameuses et streameurs dans leurs relations entre eux ou avec le public, les mêmes face aux plateformes de diffusion et bien sûr toutes les fonctions plus classiques de la production des jeux. Dans cet afflux de douleur et de désarroi soudain exprimés, on a pu lire ou entendre des histoires relevant d’une certaine immaturité, ou dont l’intérêt public n’était pas évident, notamment lorsque l’adultère ou le manque d’honnêteté semblaient être les seuls reproches identifiables. Mais cela ne doit pas cacher l’essentiel : la mise à jour de pratiques machistes et de harcèlement totalement inacceptables, quand il ne s’agit pas d’accusations encore plus graves d’agressions sexuelles ou de viol.
Car la liste est longue. Des streameurs qui, profitant de leur statut d’idoles modernes, se transforment en prédateurs pour les adolescentes mineures dans leur public. Les mêmes, ou d’autres personnes utilisant leur pouvoir au sein des plateformes de streaming, cherchant à profiter de jeunes femmes sous couvert d’aider leur carrière dans ce domaine. Des e-sportifs agressant leurs collègues féminines. Des organisateurs de tournois profitant de leur pouvoir pour harceler sexuellement des mineur(e)s. De hauts cadres des studios de jeux vidéo laissant libre cours à un sexisme débridé sous couvert d’humour, imposant aux femmes qu’ils croisent attouchements et réflexions humiliantes, protégés par un étrange statut de « star ».
La diversité des domaines est aussi frappante que l’uniformité des situations : il s’agit presque toujours d’hommes profitant de leur position pour imposer leur désir à des femmes en position d’infériorité, qui se sentent sans recours face à un milieu à 83 % masculin vécu comme faisant bloc. Il y a cependant deux aspects neufs dans ce nouveau moment MeToo : l’abondance des témoignages concernant Ubisoft, plutôt épargné jusqu’à présent ; la gravité de certains d’entre eux qui mettent en cause une impunité organisée structurellement.
Une culture de l’impunité régnant autour des stars.
Ubisoft dans la ligne de mire. Les témoignages ont d’abord concerné principalement les studios canadiens de l’éditeur français, à Montréal et Toronto. Ils mettent en cause nommément plusieurs cadres, et une culture interne qui, sous couvert de « cool » et de soirées professionnelles arrosées, faciliterait puis pardonnerait les débordements ou les agressions. L’un d’entre eux, à l’époque directeur créatif à Montréal et qui a quitté Ubisoft par la suite, aurait léché le visage d’une jeune femme contre son gré lors d’une soirée de lancement, sans conséquence. Un autre, lui aussi directeur créatif à l’époque mais à Toronto, aurait attrapé une jeune femme à la gorge. Tout cela, disent les témoins, dans une ambiance régulière de débordements verbaux à caractère sexuel, mais aussi de laisser-faire : aucun des deux mis en cause n’aurait été puni, et le second, après un court passage chez un autre éditeur, a même été réembauché avec une promotion.
Jeudi 2 juillet et vendredi 3 juillet, Libération a publié une enquête et sa suite, signées Erwan Cario et Marius Chapuis, avec de nombreux témoignages anonymisés portant sur le siège français d’Ubisoft à Montreuil, et en particulier sur le département de la direction éditoriale (Editorial Creative Services, ECS), présenté comme la tour de contrôle de tous les jeux de l’éditeur. Le comportement d’un des vice-présidents du département, Tommy François, est particulièrement visé : il est question de remarques sexuelles systématiques, de mains baladeuses et de baisers forcés. Par l’intermédiaire de son avocat, Tommy François a nettement dénoncé « la fausseté (…) de ces allégations ». D’une manière générale, les salariés ou anciens salariés interrogés par Libération dénoncent à Paris aussi une culture de l’impunité régnant autour des stars d’ECS : alertés sur les agissements de plusieurs d’entre eux, les responsables des relations humaines auraient minimisé la gravité des faits, ou organisé le départ des victimes plutôt que la sanction des mis en cause.
Sanctions, démission mais réformes à confirmer. À ces accusations de harcèlements et d’agressions sexuelles, Ubisoft répond par des promesses de changements à travers la mise en place de différents mécanismes supposés répondre à la situation : groupe multidisciplinaire chargé de chercher des solutions, audits et enquêtes externes sur les problèmes signalés et les procédures, système de signalement anonyme interne, etc. Dans un deuxième temps, Ubisoft a placé Tommy François « en mise à pied conservatoire, dans l'attente des conclusions de l'enquête le concernant », selon un courrier interne dont l'AFP a obtenu copie. Le même courrier annonce la démission avec effet immédiat de Maxime Beland, vice-président « Éditorial » en poste à Toronto, ainsi que le licenciement d’un employé non précisé du même studio, « pour avoir eu des comportements allant à l'encontre de ce qu'Ubisoft attend de ses collaborateurs », selon Yves Guillemot. Ces annonces étaient attendues, même si on pourrait les juger un poil tardives étant donné la gravité et le nombre des accusations. En tout cas, elles ne seront pas suffisantes. Car si l’on peut évidemment comprendre qu’une solution d’envergure ne puisse être définie en 48 heures, il faudra plus que les engagements actuels, très peu mesurables, pour rassurer tout le monde sur la prise en compte des problèmes structuraux qui ont permis ces situations et donc la réalité des changements à venir.
Nota : La première partie de notre émission du jeudi 2 juillet, disponible en replay, était consacrée à ce sujet.