Si le parcours de Ian Livingstone est aussi intéressant, ce n'est pas seulement parce que ce dernier semble incapable de tenir en place. C'est en partie parce qu'il est rempli d'anecdotes d'étudiant fauché, d'heureux hasards et de retraites avortées. À l'âge de 25 ans, tout juste sorti d'une scolarité qu'il décrira plus tard comme « vraiment moyenne », Livingstone déménage à Londres dans les années 1970, où il travaille pour une compagnie pétrolière au même titre que son colocataire – et futur collaborateur – Steve Jackson. « On était passionnés par les jeux de société, on avait des jobs ennuyeux et mal payés, et on ne sortait pas aussi souvent que nous l'aurions aimé, confiait-il au site Video Games Chronicle en 2019. Du coup, on restait enfermés chez nous pour jouer. C'était notre hobby. »

De ce hobby est née l'envie de lancer une affaire relativement modeste, pour tenter de proposer des jeux introuvables au Royaume-Uni à une petite niche de joueurs aussi passionnés qu'eux. Livingstone et Jackson éditent alors un petit fanzine en parallèle de leur boulot, Owl and Weasel (dans lequel ils parlent de wargames, de jeux de société et de jeux par correspondance), qu'ils envoient à tous les joueurs qu'ils connaissent. À côté de ça, ils créent et distribuent des jeux de société eux-mêmes, que leur troisième colocataire John, ingénieur et menuisier à ses heures perdues, fabrique à partir de planches en bois. La société Games Workshop vient de naître, même si elle prend au tout début la forme d'un petit appartement rempli de jeux de société amateurs, dont l'un des locataires semble constamment couvert de sciure.
Ian Livingstone (à gauche), accompagné du présentateur Paul Gambaccini lors des BAFTA Awards en 2006. Photo : Frank Boyd via Wikimedia Commons

Donjon et pognon.

Par la force des choses, Gary Gygax finit par recevoir un exemplaire de leur fanzine, et leur écrit pour leur présenter le jeu qu'il vient tout juste de peaufiner – un petit truc de rien du tout, qui s'appelle Donjons & Dragons. « Ça n'avait l'air de rien comme ça : c'était juste une petite boîte blanche avec une illustration de mauvaise qualité en guise de couverture, s'est rappelé Livingstone. Mais une fois la boîte ouverte, on se trouvait face à un jeu qui stimulait l'imagination comme aucun autre ne l'avait fait auparavant – et comme aucun autre ne le fera sans doute jamais. » Il s'avère que Gygax travaille aussi d'un endroit modeste, dans son petit appartement du Wisconsin : c'est peut-être ce sentiment de proximité avec Jackson et Livingstone qui le pousse à leur accorder une exclusivité de trois ans pour distribuer D&D dans toute l'Europe.

« Nous nous étions tous deux créés des personnages d'hommes d'affaires spécialisés dans les jeux de rôle », a résumé Livingstone au magazine The Spectator, tandis que Jackson s'est souvenu de ses moments passés à imaginer des donjons et à les coucher sur papier alors qu'il était censé envoyer « des quotas d'exportation au Moyen-Orient ». Étant donné qu’ils ne possèdent pas encore de téléphone chez eux, les deux colocataires se contentent du téléphone public qui se trouve au rez-de-chaussée de leur immeuble. Mais comme la propriétaire dudit téléphone répond toujours invariablement la première, elle envoie bouler – sans le savoir – leurs potentiels clients. Lorsque Livingstone et Jackson tentent d'obtenir un prêt à la banque pour lancer Games Workshop et distribuer D&D de manière plus professionnelle, ils essuient un échec cuisant.

Naturellement, Livingstone et Jackson décident de partir vivre dans un van, louent un petit bureau à l'arrière d'une agence immobilière et continuent de distribuer D&D par leurs propres moyens en 1976. « On se garait près d'un club de squash où on allait tous les matins – juste pour se raser et prendre une douche. Les hivers étaient probablement horribles, mais je sais que nous en avons gardé un bon souvenir : nous vivions notre rêve », s'est-il souvenu lors d'un entretien avec The New Statesman. D&D commence à prendre au Royaume-Uni, et deux ans plus tard, en 1978, ils inaugurent le tout premier magasin Games Workshop dans le quartier de Hammersmith, où les gens se pressent dès l'ouverture.

L'ouverture du premier Games Workshop en 1978. Photo : Ian Livingstone, publiée avec son aimable autorisation.

Au même titre que Donjons & Dragons, les Livres dont vous êtes le héros font l'objet d'une panique morale.

Du pilon au pilori.

En 1982, Livingstone et Jackson ont aussi créé la collection de livres-jeux Fighting Fantasy (en France, Défis Fantastiques), après avoir été contactés par une éditrice de Penguin Books qui souhaite capitaliser sur l'essor de D&D. Si le concept de livre-jeu existe déjà depuis une dizaine d'années, leur tout premier ouvrage, Le Sorcier de la montagne de Feu, constitue un aboutissement de la formule. Le joueur y incarne un aventurier qui s'apprête à pénétrer dans les grottes labyrinthiques de la Montagne de feu, où se cache un sorcier qui garde jalousement ses trésors et dont personne n'est jamais revenu. « Deux dés, un crayon et une gomme sont les seuls accessoires dont vous aurez besoin pour vivre cette aventure. VOUS seul déciderez de la route à suivre, des risques à courir et des créatures à combattre », promet la quatrième de couverture.

Ce n'est qu'un seul des livres parmi la vingtaine d'ouvrages écrits (ou coécrits) par Livingstone, qui ont peuplé les cours de récréation du monde entier. D'autres encore proposent de sauver les marchands d'une cité de créatures assoiffées de sang (La Cité des Voleurs, 1984), de secourir des prisonniers d'une armée d'hommes-lézards (L'Île du roi Lézard, 1984), de débarrasser une région d'une sorcière qui a plongé la planète dans une nouvelle ère glaciaire (La Sorcière des Neiges, 1985), ou encore de sortir vainqueur d'une série d'épreuves imaginées par un seigneur dément qui implique de combattre des centipèdes géants, des rois-squelettes et des vers de sang (L'Épreuve des Champions, 1987).

Au sommet de leur productivité, Jackson et Livingstone écrivent des livres d'aventure tous les deux mois. Ces derniers se vendent comme des petits pains, poussant les deux collègues à faire appel à d'autres auteurs pour répondre à la demande : selon The Guardian. la série Fighting Fantasy, qui comprend une soixantaine de livres, s'est écoulée à 20 millions d'exemplaires à travers le monde entre les années 1980 et 1990. Au même titre que D&D, ces livres font l'objet d'une panique morale : l'association britannique Evangelical Alliance publie des avertissements sur ces livres qui font interagir des bambins innocents avec des démons, un pasteur menace de s'enchaîner aux rayons de Penguin Books jusqu'à ce qu'ils soient bannis, des pétitions circulent pour les faire interdire. « C'était un outil marketing fantastique », a plus tard ironisé Jackson.

À gauche, le jeu vidéo Eurêka écrit par Ian Livingstone ; à droite, le premier Tomb Raider qu'il a participé à lancer.

« Si je prenais ma retraite, je passerais juste mon temps à jouer à des jeux, donc je préfère autant continuer de m'impliquer dans leur création. » – Ian Livingstone

Pour une poignée de Domark.

Au début des années 1990, Livingstone et Jackson revendent Games Workshop pour la coquette somme de 10 millions de livres. Livingstone décide de prendre une retraite (faite de « voitures de luxe, de yachts somptueux et de terrains de golf », de même qu'une maison immense où il continue d'empiler des centaines de jeux de société, pour reprendre les termes de The Independent), qui ne durera qu'un an et qu'il passera quand même à écrire des livres et concevoir des jeux. Il investit ensuite dans la société de jeux vidéo britannique Domark, qui avait édité en 1984 son jeu d'aventure textuel Eurêka ! Cette aventure, qui mène le joueur de l'ère préhistorique au Moyen Âge en passant par la Rome antique, promettait 250 000 francs au premier joueur qui en viendrait à bout (le concours a été remporté par un adolescent anglais nommé Matthew Woodley, qui a fini par être embauché par Domark).

En 1995, Domark se fait racheter par Eidos Interactive, et Livingstone devient directeur des acquisitions, participant notamment à lancer Tomb Raider (sur Lara Croft, il a par ailleurs tenu des propos extrêmement sexistes lors d'une interview pour Loaded, où il a déclaré : « Qui est-ce que vous préférez regarder, un ouvrier aux fesses poilues, ou Lara Croft avec sa grosse poitrine et son derrière rebondi ? »), Deux Ex et Hitman. En 2009, lorsque Square Enix rachète Eidos, il endosse le titre ronflant de « président à vie » et y reste jusqu'en 2013 – les circonstances exactes de son départ demeurent floues, mais Square Enix venait d'entamer une restructuration après les ventes décevantes du reboot de Tomb Raider (2013), Hitman : Absolution et Sleeping Dogs (2012). De l'aveu de Livingstone, il n'aurait pas été « approprié » de continuer d'être le président d'Eidos dont il se considérait comme un élément satellite, alors qu'il commençait à avoir des aspirations éducatives.

Deux exemplaires d'Owl and Weasel publiés en 1975. Photo : Wikimedia Commons

Livre comme l'air.

Quant il revient sur la série Fighting Fantasy, il la décrit souvent comme un moyen efficace d'encourager les plus jeunes à lire. « Je me souviens d'une personne qui m'a dit que son enfant lui avait subitement demandé ce qu'était un sarcophage. Je pense qu'il est beaucoup plus intéressant d'apprendre en faisant quelque chose plutôt qu'en mémorisant tout par cœur », a-t-il poursuivi dans son entretien pour The New Statesman. « L'apprentissage par cœur, c'est une mentalité tout juste bonne pour les usines à saucisses à laquelle je n'ai jamais vraiment réussi à me faire. »

C'est de ce postulat qu'il est parti pour créer sa propre école en septembre 2021, la Livingstone Academy Bournemouth, dont le cursus est focalisé sur les mathématiques, la science, l'ingénierie et l'art. Du haut de ses 72 ans, il semble bien déterminé à ne pas en rester là. « Je suis juste un gamin qui s'amuse, résumait-il auprès du site Eurogamer. Si je prenais ma retraite, je passerais juste mon temps à jouer à des jeux, donc je préfère autant continuer de m'impliquer dans leur création. Certains de mes amis se sont ramollis depuis leur retraite, et je pense que les jeux aident à préserver un esprit actif. » Son prochain ouvrage, Dice Men : The Origin Story of Game Workshop, qui a été coécrit avec Steve Jackson et retrace notamment l'ascension fulgurante de sa société, doit paraître en septembre aux éditions Unbound. Après plusieurs décennies à transformer ses lecteurs en guerriers en quête de gloire, en aventuriers intrépides et en pourfendeurs de monstres, c'est finalement le premier livre dont il est le véritable héros.

Illustration d'ouverture : © Gallimard

Un magasin Games Workshop situé à Belfast. (Photo : Ardfern via Wikimedia Commons)
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Un exemplaire d'Owl and Weasel. (Photo : wellofdaliath.chaosium.com)