En octobre 2012, Jim Crawford, un développeur américain, sort un peu à l'arrache un jeu en Flash : Frog Fractions (cf. Canard PC n° 266). Présenté à l'Independent Games Festival et mis en avant par certains juges, il connaît immédiatement un petit succès. Et pour cause : sous ses dehors de jeu éducatif pour enfants leur permettant de découvrir les fractions avec une grenouille sympa, Frog Fractions cache en fait un grand n'importe quoi. Après quelques minutes à bouffer des insectes produisant des fractions (c'est bien le seul rapport avec le titre du jeu), vous vous retrouverez sur un dragon spatial et... je n'en dis pas plus pour ne rien divulgâcher, le mieux est encore que vous y jouiez vous-même. C'est par là, c'est gratuit, ça prend une petite heure et c'est très drôle si vous n'êtes pas complètement une quiche en anglais (un petit conseil quand même : dès que vous pouvez utiliser les touches fléchées, allez en bas). Un peu plus d'un an plus tard, en mars 2014, Crawford a lancé un Kickstarter pour Frog Fractions 2, officiellement sans trop savoir ce dont il s'agirait mais en sachant déjà qu'il ne serait pas vendu sous ce nom-là, qu'il serait planqué dans un autre jeu pour conserver l'effet de surprise. Peu l'ont compris à l'époque, mais dès la vidéo de présentation du projet sur Kickstarter, Frog Fractions 2 avait déjà commencé.
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La longue route vers Frog Fractions 2
Symboles planqués, kidnapping, ésotérisme, Mario Maker et voyages temporels
Qu'ont en commun un jeu de gestion avec des fées, Mini Metro, Crypt of the Necrodancer, une police du voyage dans le temps, une vidéo où deux personnes mangent de la soupe et un jeu où l'on rase Barack Obama ? Facile : ce sont les pièces d'un gigantesque puzzle menant à Frog Fractions 2.
Enlèvement en pleine rue. Qu'est-ce qu'un ARG ? Un alternate reality game, contrairement à ce que son nom indique, ne vous transporte pas dans une réalité parallèle, mais place des éléments de jeu fictif dans le monde réel. Une clé USB planquée dans les toilettes d'un bar, un numéro de téléphone à appeler, des sites obscurs à visiter... Bon, le monde réel d'un ARG se limite souvent en grande partie au virtuel d'Internet, mais l'essentiel est que vous y incarniez votre propre rôle dans une fiction. Pour FF2, Crawford n'a pas fait les choses à moitié : il a imaginé deux ARG, le premier débutant dès la vidéo sur Kickstarter. En la scrutant, les détectives amateurs du Net ont remarqué une URL. En visitant le site web en question, ils sont tombés sur Obama Shaving Simulator, un jeu où l'on rase Barack Obama. Surtout, le jeu affichait de faux tweets donnant une date et des coordonnées géographiques. Évidemment, les détectives s'y sont rendus. Là-bas, ils ont rencontré Jim Crawford en personne, venu discuter et distribuer des cartes de visite. Quand soudain, paf : un agent de la police temporelle a (littéralement) sorti un flingue en plastique de son chapeau et décidé d'arrêter Crawford. Au même moment une voiture s'est arrêtée, deux voyageuses temporelles en sont sorties et ont enlevé le développeur, qui a laissé tomber un sac de disquettes. Sur ces dernières, un faux calendrier sexy avec des insectes (autant d'images qui serviront d'indices ou contiendront des messages cachés pour la suite). Tout cela a eu lieu le 5 avril 2014. Le Kickstarter de FF2 n'était pas encore terminé et pourtant le jeu battait déjà son plein.
Résistance à la pourriture. Les mois suivants ont proposé leur lot d'aventures rocambolesques, avec un studio indé planqué dans une brasserie de bière et un club de voyage temporel dont les coordonnées ont été découvertes planquées dans un podcast. Tout un univers de science-fiction s'est créé petit à petit, avec des factions comme « la résistance » luttant contre « la pourriture ». Des messages étaient laissés dans des niveaux de Mario Maker sur Wii U, d'autres dans des cartes de visite distribuées à la Game Developers Conference à San Francisco, un Amiibo modifié, une reproduction en JPEG ratée d'un tableau de Gustav Klimt et j'en oublie. Certaines pistes ont été résolues très vite, d'autres sont restées au point mort durant longtemps, d'autres encore n'ont jamais été solutionnées ou même découvertes... Bref, jusque-là c'était un ARG comme un autre, un peu plus long et bizarre que la plupart, peut-être, mais juste un ARG. Alors, pour compliquer les choses, un second a débarqué. En mai 2015, un joueur de Crypt of the Necrodancer a découvert dans les fichiers du jeu une image un peu bizarre, une sorte d'œil entouré de traits. Des images du même genre existaient dans d'autres jeux indés depuis octobre de l'année précédente, mais il a fallu attendre janvier 2016 pour que des gens s'en rendent compte.
L'œil est partout. Soudain, tous les jeux indés semblaient receler une image similaire : Mini Metro, Sokobond, Duskers, The Magic Circle, Quadrilateral Cowboy... Même le vénérable QWOP en avait ajouté une ! Interrogés, les développeurs faisaient semblant de ne pas savoir à quoi l'ARG (puisqu'il s'agissait de toute évidence d'un ARG) faisait référence. Pendant des mois, les joueurs ont trouvé de nouvelles images (il en existe au total dans 24 jeux), qui s'assemblaient pour petit à petit former une sorte de carte, sans savoir d'où elles venaient ni à quoi elles menaient. Et puis en novembre, une image a été trouvée dans Firewatch, la dernière, qui a complété la carte... qui pointait vers des vidéos de Jim Crawford dégustant de la soupe, ce qui a permis d'établir un lien avec l'ARG de FF2. Lequel avait encore accéléré entre-temps. Vidéos YouTube cachées, pages Facebook aux noms improbables, tweets dont les fautes masquaient un message secret, rencontre avec un type déguisé en abeille, visite d'une escape room spéciale, notes insérées dans les livres d'une bibliothèque universitaire du Tennessee, e-mails abscons... L'accélération (voulue) devait mener à la conclusion de l'ARG et à la sortie de FF2. Mi-décembre, un nouveau mini-jeu a fait son apparition : Unboxing Story, qui reprend le principe de Her Story. Après l'avoir terminé, l'un des enquêteurs amateurs a reçu chez lui un petit paquet : un boîtier avec un gros bouton rouge (et une serrure pour une clé récupérée dans l'escape room) permettant de lancer, enfin, Frog Fractions 2. Et le 25 décembre, il a tourné la clé et appuyé sur le gros bouton rouge.
Le miracle de Noël. Au même moment, un jeu sorti le 13 décembre a été mis à jour sur Steam. Nommé Glittermitten Grove, il propose de gérer l'habitat d'un petit groupe de fées en leur construisant des maisons dans les arbres et en faisant pousser la forêt tout en tenant compte de l'éclairage nécessaire aux plantes. La mise à jour, peu claire, parlait de « fractions », de « pourriture », de « pression sur un bouton »... Il n'a fallu que quelques heures pour que le jeu soit découvert, et quelques heures supplémentaires pour que l'entrée vers Frog Fractions 2 soit trouvée (un indice : comme pour le premier FF, allez vers le bas), mettant fin à la fois à l'attente et aux deux ARG. Maintenant que leurs mystères sont résolus, on peut se tourner vers ceux de Frog Fractions 2, qui semble contenir, outre un paquet de vannes absurdes, son lot de surprises. Après tout, plus qu'une suite, ce que voulait Jim Crawford, c'était reproduire le sentiment de jouer à Frog Fractions, d'être surpris par un jeu vidéo dont on ne sait rien ou presque, ce qui n'arrive presque plus aujourd'hui. Pour le coup, c'est réussi. Et comme une bonne surprise n'arrive jamais seule, Glittermitten Grove, malgré ses graphismes gnangnan, se révèle tout à fait plaisant à jouer, même sans mettre un orteil dans Frog Fractions 2.