Dans le grand arbre phylogénétique du jeu vidéo, il y a un Trichoplax adhaerens, un titre unique d'où est issu un règne de jeux si divers, si foisonnant, qu'il a peu à peu relégué tous les autres au second plan. Ce jeu, c'est Ultima Underworld : The Stygian Abyss, de Looking Glass Studios, sorti en 1992. Ce règne, c'est celui des immersive sims (« simulations immersives » en français de cuisine), qui s'est subdivisé en une foule d'embranchements : les FPS, les jeux de rôle en vue subjective, les jeux d'infiltration... bref, les genres qui forment aujourd'hui le gros des jeux AAA. Tous les Doom, les Half-Life, les Deus Ex, les Elder Scrolls, les Dishonored, les Stalker, les Bioshock, les Witcher descendent du même jeu, né un beau jour de 1989, lorsqu'un employé d'Origin, Paul Neurath, eut l'idée d'une aventure qui mêlerait les qualités du jeu de rôle et celles des simulations. Une aventure qui se déroulerait dans un monde régi par un système de règles autonomes, avec lesquelles le joueur serait libre d'expérimenter ; le tout bien sûr en vue subjective, avec les graphismes les plus fins et réalistes qui soient – conditions nécessaires pour que l'illusion de réalité soit parfaite.
Ultima Underworld était le premier vrai jeu de rôles en 3D temps réel, son moteur une véritable prouesse technique capable d'afficher des surfaces entièrement texturées et non orthogonales (performance que John Carmack d'Id Software, qui a eu l'idée du moteur de Wolfenstein 3D en voyant tourner une démo d'Ultima Underworld, ne parviendra pas à égaler avant la sortie de Doom, fin 1993). C'est ce qui a marqué la critique à l'époque, et c'est de cela qu'on se souvient aujourd'hui. Mais il annonçait aussi un changement plus discret, et de plus longue haleine, dans la nature même de ce que sont les jeux vidéo. Il y a quelques années, lors d'une Gamescom, Farhang Namdar de Larian Studios m'avait présenté son Dragon Commander en ces termes : « Chaque séquence a son propre gameplay. Autrefois les jeux étaient comme ça, avec différentes scènes, séparées les unes des autres. Aujourd'hui, tout se déroule dans un moteur unique qui applique le même système de règles du début à la fin. » C'est vrai. Et c'est sans doute grâce, ou à cause, d'Ultima Underworld.
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Underworld Ascendant
Abysse repetita
Il y a quelques mois, en marchant au hasard des rues malfamées d'Internet, je suis tombé sur Trichoplax adhaerens. Il ressemblait à ces pizzas au fromage qu'on achète à cinq heures du matin dans des snacks interlopes : un truc plat, glaireux, très vaguement circulaire. Si, contrairement à une pizza, Trichoplax ne mesure qu'un à trois millimètres de diamètre, il peut ramper sur sa couche ventrale, performance inaccessible à une chèvre-miel. Eh bien sachez que, selon une étude publiée dans la revue PLoS Biology, l'humble Trichoplax adhaerens est le plus proche parent de l'ancêtre commun à tous les animaux. Tout ce qui nage, marche et vole sur cette planète descend d'une galette dont l'existence se résume à ramper en direction de particules alimentaires. Comme quoi, en sept cents millions d'années, nos préoccupations n'ont pas beaucoup changé.
Recto-perso. Underworld Ascendant est la suite d'Ultima Underworld, produite par Paul Neurath et dirigée par Warren Spector (l'ami Warren, qu'on ne présente plus, est l'un des papes de l'immersive sim : il a conçu ou produit tous les titres majeurs du genre, d'Ultima Underworld à Deus Ex en passant par System Shock et Thief). Après une campagne de financement participatif couronnée de succès, les vétérans, réunis sous le label OtherSide Entertainment, ont offert à leurs soutiens les plus généreux (et avec un retard considérable) l'accès à une démo technique, puis à une version pré-alpha de leur jeu. Cette dernière nous donne accès à une toute petite zone de l'Abysse stygienne, ainsi qu'un objectif : se rendre auprès du silver sapling, un arbuste scintillant perché en haut d'un monticule. Comment l'atteindre ? Eh bien c'est au joueur d'en décider. Au début de la séquence, il doit choisir sept options pour son personnage parmi la quinzaine proposée, où se mêlent armes (épée, arc, flèches), sorts (ralentir le temps, faire voler les objets) et bonus passifs (jeter les objets avec plus de force, rebondir contre le mur). Libre à vous de créer un type capable de marcher silencieusement et de rebondir contre les murs mais dépourvu de la moindre arme, ou de vous charger de plusieurs carquois quitte à ne bénéficier d'aucun pouvoir spécial. L'idée est claire : créer son jeu à la carte, son gameplay. Même les compétences disponibles d'office dans n'importe quel autre jeu de rôles, comme l'œil plus ou moins clos en bas de l'écran qui indique au joueur s'il a été repéré par un ennemi, sont ici des options qu'on est libre de choisir, des as à glisser dans sa manche, à sortir au moment de se mesurer au monde.
L'arbre qui cache le foiré. La route vers l'arbuste d'argent, elle aussi, tient plus de l'expérimentation que de la course sur piste balisée. Underworld n'impose ni ne suggère aucune direction, il offre des mécanismes qui sont autant d'outils pour atteindre l'objectif. Le chemin (ou plutôt les chemins, il y en a un certain nombre) est parsemé de pièges et gardé par des hommes-lézards. Il est possible de combattre ces derniers, ou bien de les contourner en restant dans l'ombre, en éteignant les torches avec des flèches aux pointes remplies d'eau, en jetant des objets pour faire du bruit et détourner leur attention. On peut aussi choisir de passer au-dessus de leurs têtes, en sautant de corniche en corniche et en rebondissant contre les murs, pourvu qu'on ait la compétence ad hoc. Si on ne l'a pas, il faudra improviser. Ramasser les spores gluantes que produit la flore locale, les jeter contre les parois, puis balancer des caisses contre ces dernières pour les coller au mur et les utiliser comme marchepieds. Et pourquoi ne pas mettre le feu à une torche en l'approchant d'une caisse, puis l'utiliser pour propager les flammes à d'autres éléments du décor ? Ou bien libérer ce monstre enfermé de sa cage pour qu'il nous aide contre les écailleux ? Tout cela est très plaisant, et pourtant...
Bien sûr, il serait ridicule de juger de la qualité d'un titre d'après un extrait aussi bref et inachevé (l'Improvisation Engine, le moteur du jeu, n'a pas encore été optimisé et ses performances sont catastrophiques). Mais sans présumer des qualités du produit final, on peut se risquer à une remarque. En jouant à Underworld Ascendant, j'ai eu l'impression de me trouver devant un pot-pourri de vingt ans d'immersive sims. Les torches extinguibles, les incendies dynamiques, les pouvoirs permettant de modifier le flux du temps ou de déplacer des objets à distance pour profiter au mieux des possibilités du moteur physique, sont autant de mécaniques déjà vues ailleurs. Inquiétant, pour l'héritier du titre qui a tout inventé.