C'est un soir de février comme tant d'autres, où la nuit tombe très tôt, où conduire aux heures de pointe revient à slalomer dans le noir. Comme à mon habitude, je redescends le périphérique parisien pour rentrer chez moi. Bien dans ma file, je suis la procession de tôle et de pneus qui se dirige vers l'autoroute A4, à une moyenne folle de 15 km/h, dans un froid plus mordant que de coutume. Mais rien ne saurait me démoraliser, puisqu'une raclette m'attend à la maison. Rien, sauf cette soudaine impression de passer dans une machine à laver. En l'espace d'une dizaine de minutes, mon monde s'est effondré. Ma moto est par terre à pisser de l'huile, le type qui vient de me percuter par l'arrière en me faisant passer sur son capot s'est enfui et j'assiste, impuissant, à une scène de confusion totale sur le bitume du périphérique. Au milieu des voitures arrêtées, une conductrice sort de son véhicule en larmes pour voir si je vais bien, persuadée que je suis passé sous la voiture de l'autre empaffé. Un autre, pressé par le temps, me propose d'échanger nos cartes de visite pour témoigner tandis qu'une troisième personne appelle les pompiers. Et moi ? Je ne peux m'empêcher de fixer ma moto étendue au sol, écœuré de voir des mois d'économies et de privations partir en morceaux, à cause d'un énième connard de la route.
Transformé en archive gratuite
- Cet article, initialement réservé aux abonnés, est devenu gratuit avec le temps.
Ride
Pots cathartiques ou effets catalytiques?
Une araignée au plafond. Une case en moins. Un pet au casque. Bercé trop près du mur. Bête à bouffer du foin. Timbré. Fou. Idiot. Débile. Crétin. Couillon. Imbécile... Les qualificatifs ne manquent pas pour parler d'un type prêt à monter chaque jour sur un deux-roues et traverser des agglomérations où la moindre rue peut devenir son tombeau.
Faites la bourre, pas la guerre. Au milieu des secours et des témoins, la situation commence à s'éclaircir. Le conducteur responsable de mes tourments a été arrêté 500 mètres plus loin par le type à la carte de visite et j'apprends en écoutant la radio des policiers que leurs collègues ont dû le porter jusqu'à leur camion, en raison d'un état d'ébriété « très avancé ». La plainte au commissariat, les coups de fil sans fin de mon assureur, la visite médicale... Je dois répéter mon histoire encore et encore, revivre la scène à chaque fois, jusqu'à ce que l'angoisse ait colonisé la moindre parcelle de mon esprit.
« Et s'il était temps d'arrêter la moto ? »
Cette question va me trotter longtemps dans la tête, comme un éclair de lucidité dans le cerveau d'un inconscient. Après tout, à quoi bon risquer sa peau quand on veut simplement aller et venir du travail ? Devenu piéton par la force des choses, sans réelle obligation de remonter en selle, je me mets à stresser. Je stresse, car je viens de comprendre qu'aussi prudent et compétent que l'on puisse être, il nous est impossible de maîtriser les autres. Mais, comme me le disait mon pépé quand il m'apprenait à faire du vélo1 : si tu tombes, il faut te remettre tout de suite en selle. OK, et je fais comment, moi, pour reprendre la moto pendant que la mienne agonise au garage ? C'est là que je me suis souvenu que, quelque part dans ma bibliothèque Steam, traînait Ride.
Note 1 : Ou plutôt, comme le disent TOUS les pépés qui apprennent la vie à leurs petits-enfants à coups de sagesse populaire.
Why so serious ? Ride, le six sur dix. Ride, le service minimum. Ride, la demi-déception. Mais surtout, Ride, l'huile de foie de morue que mon esprit balafré va devoir boire par bols entiers pour se soigner. Car, à défaut de pouvoir remonter tout de suite sur ma machine, je me mets à faire comme si. Une épreuve plus difficile qu'il n'y paraît. Je retrouve ma moto dans le jeu, et même si le son du moteur ne correspond en rien à la réalité, je m'y croirais. À tel point que, trop angoissé, je dois tout d'abord jouer en vue à la troisième personne. Oui, moi qui ne jure que par la caméra collée au guidon, je me retrouve obligé de prendre une certaine distance. Petit à petit, je réapprends les bases. Le freinage, le positionnement et l'accélération en courbe, un peu comme si je voulais passer en revue toutes mes connaissances, afin de m'assurer qu'aucune faille ne me mettra en danger, là où les problèmes ne se règlent pas d'un alt-F4. Peu à peu, à raison d'une ou deux heures tous les soirs, je me rends compte que le Ride auquel je joue n'est pas celui qu'ont imaginé ses développeurs. Pensé pour être un jeu de course dans lequel on doit se tirer la bourre, le titre de Milestone est devenu pour moi un serious game, l'un de ceux qui apportent au joueur qui les pratique des connaissances ou, dans mon cas, un bénéfice thérapeutique.
Il n'a pas pris une Ride. Après plusieurs semaines d'une interminable attente, le téléphone sonne enfin pour m'apporter la bonne nouvelle. À l'autre bout du fil, on m'explique qu'au vu des éléments du dossier, l'assurance de la partie adverse va immédiatement prendre en charge les frais de réparation en attendant le procès qui devra déterminer le montant financier des préjudices moraux et physiques de l'accident. Je finis donc par récupérer mon engin et découvre, à mon grand étonnement, que je le conduis désormais sans aucune crainte. Mieux encore, je suis content de retrouver toutes ces sensations qui m'avaient terriblement manqué. Le vent dans les yeux, l'impression de traction que l'on ressent quand on va chercher le goudron avec le genou dans les virages, le sentiment d'appartenir à une grande famille quand on salue un inconnu sur la route... Ai-je désinstallé Ride pour autant ? Pas du tout. Aussi surprenant que cela puisse paraître, cette expérience m'a appris à l'aimer. Certes, « J'adore ce jeu depuis que j'ai pris un Scenic dans le dos ! – Canard PC » n'est pas le genre de phrase qu'on a envie de lire dans un spot télé ou à l'arrière d'une boîte. C'est pourtant un compliment qui vaut largement tous les « incroyable, super fun, ça déchire, 10/10 » des affiches publicitaires du métro.