Dans le monde du jeu vidéo, on ne s'arrête jamais vraiment. Quand un gros studio qui fait des jeux AAA termine sa prochaine superproduction(1) (Valor of Honor : Origins 2, par exemple), une partie de l'équipe travaille déjà sur le jeu suivant. C'est la phase de pré-production, qui peut durer quelques mois, parfois beaucoup plus quand un éditeur est indécis, parfois beaucoup moins quand il faut aller vite. La petite équipe regroupe la plupart des corps de métiers, avec pour but de définir l'identité (visuelle, narrative, ludique) du prochain titre, car tout le monde espère naïvement que l'éditeur ne commandera pas directement Valor of Honor : Origins 3 mais plutôt quelque chose d'un peu différent, par exemple Valor of Honor : Future Glory War Soldier. Les graphistes créent des univers, les scénaristes imaginent des pistes, programmeurs et designers développent de rapides prototypes (pour voir si telle idée marche, peut être utilisée ou pas)... tout en composant en même temps avec les demandes de l'éditeur (qui aime bien les idées proposées pour Future Glory War Soldier mais préférerait, si ça ne dérange personne et sinon tant pis car il n'y a pas le choix, qu'on les intègre dans Origins 3, merci bien). En cas de frilosité, le jeu peut aussi être annulé à cette période.
1 : Précisons qu'on parle ici surtout de la partie industrielle du secteur, en omettant volontairement les petits studios indépendants, d'une à quelques personnes, où le jeu prime souvent sur toute sorte de planning.
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L'autre cycle de la vie
C'est bien beau de parler des conditions de travail dans l'industrie du jeu vidéo, mais qu'est-ce que ça veut dire, au juste, créer un jeu vidéo ? Combien de temps ça prend, combien de personnes ça implique, à quel budget ça correspond ? Pour mieux parler des conditions de travail, il faut d'abord comprendre le travail. Regardons donc rapidement ensemble quel est le cycle de production d'un jeu vidéo.
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Retrouvez la liste de tous les articles de Mediapart et Canard PC ici : Crunch Investigation
Durant la période de production, les équipes comptent des dizaines et parfois des centaines de personnes.
Super production. Une fois le projet précédent terminé, la direction daigne enfin concéder des congés pour récupérer les innombrables heures supplémentaires accumulées en fin de développement. Et quand tout le monde revient, plus ou moins vivant, on passe à la phase de production (où le projet peut toujours être annulé, surtout tant qu’il n’est pas annoncé), qui pour la plupart des projets dure entre un an et demi et deux ans et demi. Durant cette période, les équipes comptent des dizaines et parfois des centaines de personnes (Ubisoft déclarait avoir employé 900 personnes à travers le monde pour Assassin's Creed 4 : Black Flag, par exemple). En Amérique du Nord, où se concentre une bonne partie de la production des AAA, il est souvent estimé que le coût total (donc en comptant le salaire, les charges, les assurances, les mutuelles, les licences logicielles, son espace au sol dans le bureau, etc.) d'un employé est de 10 000 dollars par mois (en France, où les salaires dans le milieu sont, d'après à peu près toutes les personnes à qui nous avons parlé, plutôt bas, le coût total du salarié par mois est plutôt de 5 000 euros). On obtient alors rapidement des budgets pharaoniques : 500 personnes en interne sur deux ans, ça nous donne 120 millions de dollars, sans compter le budget marketing encore à venir, souvent très élevé aussi. À ce prix-là, pas question de laisser des créatifs pinailler sur des détails, l'éditeur a les pleins pouvoirs. Pour mitiger les coûts, beaucoup d'éditeurs font sous-traiter des parties des jeux (souvent les aspects les moins reluisants : la création de textures à la chaîne, la recherche de bugs...) dans des pays où les salaires sont moins élevés et les conditions de travail parfois moins réglementées, en Asie ou en Europe de l'Est par exemple.
Mediapart et Canard PCPour cette série d’articles et d’enquêtes sur les conditions de travail dans l’industrie du jeu vidéo, Canard PC s’est associé avec Mediapart. Depuis trois mois, deux journalistes de chacune des rédactions travaillent directement ensemble, partageant démarches et informations. Ce croisement des regards et des compétences entre un magazine de jeu vidéo et un média spécialiste de l’investigation, au service d’une enquête commune, est à notre connaissance inédit. Chaque rédaction rédige ses propres articles, en tâchant de coordonner si possible thèmes et dates de publication. Vous avez donc de la lecture à la fois sur Canard PC (papier et site web) et chez nos confrères de Mediapart.
La part du gâteau. Durant ces années de production, tout ne se fait pas au même rythme. Le studio est contractuellement obligé de fournir plusieurs fois par an des milestones, versions du jeu pas terminées mais qui doivent présenter un certain niveau d'accomplissement du projet. En cas de retard d'une milestone, ou si elle n'est pas au niveau attendu, un éditeur peut prendre la mouche et verser les salaires en retard, ou s'en servir comme levier pour faire baisser le budget. Il faut aussi prévoir des versions spéciales du jeu, les vertical slices : il faut avoir en tête l'image des énormes gâteaux à la crème avec de multiples strates, parce que c'est tout à fait ça. Le but de ces versions, de ces « parts verticales », est de montrer un petit peu de chaque élément du jeu. C'est notamment utilisé pour les présentations à la presse ou au public (à l'E3 ou la Gamescom, par exemple), et chaque vertical slice implique un crunch supplémentaire pour la finir à temps. Le crunch, c'est la période de travail intensive où l'on vient travailler les week-ends et jours fériés, où l'on reste tard le soir, où l'on dort sur place dans le pire des cas. Théoriquement, le crunch sert à compenser un retard pris sur le planning et ne doit durer que quelques jours ou semaines, mais en cas de projet mal géré (parfois volontairement), il peut s'étendre sur des mois. Si l'éditeur décide sur la fin de repousser le jeu, c'est autant de mois de crunch qu'il faut ajouter à une équipe qui espérait voir le bout du tunnel.
De l'utilité des DLC. Et quand, justement, la fin de la production arrive, quand les graphistes n'ont plus grand-chose à retoucher, quand les animations sont terminées, que les dialogues sont enregistrés avec les acteurs, et que les niveaux sont calés, bref quand il ne reste surtout qu'une infinité de bugs à corriger, alors tout ce petit monde continue de travailler, soit sur la pré-production du prochain Valor of Honor, soit sur du contenu additionnel pour l’épisode en cours. Les DLC et les jeux conçus pour le long terme, ce que l'industrie appelle les games as a service (de Dota 2 à Overwatch en passant par The Division et à peu près n'importe quel AAA ajoutant une composante en ligne a priori superflue), s'ils sont parfois peu appréciés des joueurs car ils rallongent le ticket de caisse, ont au moins l'avantage d'assurer une certaine stabilité aux équipes… peut-être au détriment du temps de repos, certes. Autrefois, les postes devenus inutiles au cours du développement étaient supprimés. Cela arrive évidemment toujours (sur des productions qui ont recruté plus que prévu, ou dans de petites boîtes sans perspectives à moyen terme), mais plus autant que par le passé. Et ainsi, pendant qu'une partie de l'équipe termine Honor of Valor : Origins 3, qu'une autre partie prépare son contenu additionnel, une autre encore prépare le début de la suite, le cycle poursuit son cours.
De la théorie à la pratique. Enfin bien sûr, tout ça c'est la théorie. L'histoire de l'industrie est remplie d'exemples de productions ayant pris un an de retard ou ayant été recommencées de zéro en plein milieu sans forcément changer la date de sortie. N'allez pas croire que ça ne concerne que des jeux ratés ou anecdotiques : Destiny a subi un reboot un peu plus d'un an avant sa sortie, Overwatch est issu des restes de Titan, le précédent FPS annulé développé par la même équipe de Blizzard... Les raisons varient d'un projet à l'autre : parfois le marché change et le jeu prévu ne correspond plus aux attentes (c'est l'excuse invoquée par Electronic Arts pour le reboot du jeu Star Wars de Visceral Games, désormais transféré dans un studio canadien), parfois les directeurs créatifs hésitent sur la marche à suivre, parfois aussi c'est la concurrence qui brise des espoirs – « On bossait sur un jeu mobile en multi, et puis Supercell a sorti le trailer de lancement de Clash Royale, raconte Marion, animatrice. C'était assez proche de ce qu'on faisait, on a su instantanément que tout ce qu'on venait de faire était fichu, ça ne sert à rien de lutter contre eux. » Quoi qu'il en soit, les faux départs sont légion. Ce sont ces erreurs de management qui causent le plus de crunch, le plus de stress. « Ce n'est pas le studio qui cause le crunch, nous explique Frédéric (*), vétéran d'Ubisoft, c'est le projet. Le plus compliqué c'est quand on se retrouve avec un time-to-market, un projet avec une date de sortie fixe, généralement c'est une licence de film ou l'arrivée d'une nouvelle console. Dans ces cas-là, avec les aléas de la création, on se retrouve avec six ou huit mois pour faire tout le jeu, sans marge de manœuvre, c'est là qu'il y a les plus gros crunchs. » Les petits studios, plus fragiles, ont aussi moins de liberté sur leur planning et leur budget, et doivent souvent jongler avec des demandes impossibles de leur éditeur : ils auront donc souvent tendance à expédier la pré-production (trop longue, trop coûteuse) et à virer du monde en fin de projet.
Le monde du mobile. Et puis il y a les studios qui bossent sur des AAA mobiles : là aussi la cadence peut être infernale. Claude(*), passé par Gameloft dans sa période pré-Vivendi : « Une production, c'est entre six et neuf mois de travail, mais on reste très tard. Gameloft travaillait sur plusieurs projets en parallèle, dès que l'un était fini je passais sur le suivant, j'ai enchaîné trois crunchs. » Ce n'est heureusement pas ainsi partout, et certains studios parviennent à avoir un rythme plus calme après avoir connu un gros succès, qu'ils maintiennent sur un modèle proche des games as a service. Didier (*), game designer dans une filiale de Zynga : « Chez nous on a peu de crunch, on a un responsable qui fait en sorte que le planning soit respecté. Mais si ça se passe bien, je pense que c'est aussi pas mal lié au modèle économique. En faisant des jeux free-to-play pour mobiles, on est plus souples qu'une grosse production avec un calendrier de sortie imposé et rien une fois que le projet est fini. » Ce grand écart entre deux studios prééminents met en évidence l'un des plus gros problèmes de l'industrie : malgré les décennies passées, malgré les milliers de titres sortis, on ne sait toujours pas vraiment comment faire des jeux avec méthode.
(*) Le prénom a été changé.