Pour un lecteur, j'imagine que toutes les pages de Canard PC traitant de jeux se ressemblent : un platformer à gros pixels, un survivalcraft, un casse-tête épuré, un moba, et ainsi de suite, tous inconnus et pas forcément intéressants avant de lire nos excellents textes. En réalité, le traitement de chaque jeu par notre rédaction de journalistes experts et passionnés peut varier du tout au tout. On va parfois se dépêcher de finir un jeu pas bien excitant, ou tomber sur un super jeu qui dure deux heures à peine, ou perdre sa vie sur un seul titre alors qu'il nous reste encore douze pages à rendre. Slay the Spire tombe dans cette dernière catégorie : si, dans le numéro précédent, nous avons rendu notre gros dossier certes pas tout à fait en retard mais avec, disons, un sens particulier de la ponctualité (bref, trois heures pile poil avant le bouclage), ce n'était pas la faute du sujet, certes complexe, ni de Maria Kalash, ni même la mienne. Non, la responsabilité en incombait entièrement à Slay the Spire. Avec ma complicité contrainte et forcée, car comment aurais-je pu résister ?
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Slay the Spire
La carte au trésor
On imagine souvent les développeurs de jeux vidéo comme des artistes maudits, prêts à tout pour donner la vie à leur vision fulgurante. Parfois, on peut aussi avoir l'impression que la conception de leur titre a été décidée en jetant des mots au pif sur un tableau blanc. « Arena-based sports dolphin brawler royale » ? Bof, trop classique. « military cartoon racing FPS » ? Non, pas assez pipou. « Rogue-like turn-based deck-building strategy RPG » ? Ah, là ça commence à devenir intéressant.
Slay the Spire fait partie d'une catégorie bien précise de jeux, les rogue-like aux mécaniques en béton armé.
Laid concentré. Slay the Spire fait partie d'une catégorie bien précise de jeux, les rogue-like aux mécaniques en béton armé. Et à l'aspect en, euh… eh bien, en béton armé aussi, à vrai dire, car comme tant d'autres (les excellents Hoplite, Imbroglio et Morphblade, auxquels j'avais consacré une lettre aux développeurs, autant dire un cri du cœur, mais aussi le non moins fabuleux Dream Quest), le jeu de Mega Crit ne se vendra pas sur sa direction artistique abominable. Pour être honnête, je commence à soupçonner une sorte de complot des concepteurs de rogue-like, un pari entre eux pour voir celui qui réussira à convaincre le plus de monde de jouer au jeu le plus moche. Et ça marche ! Non seulement je suis client, mais dans le cas de Slay the Spire, je ne suis pas le seul : le jeu fait partie des succès surprise du début d'année sur Steam, avec plus de 400 000 ventes. Mais pourquoi ? Que fait-on dans Slay the Spire quand on ne cherche pas des mods graphiques (qui, hélas, n'existent pas encore) pour sauver ses yeux ? On combat des monstres avec des cartes, on gagne plus de cartes, on combat plus de monstres et ainsi de suite.
Rival de grâce. Dit comme ça, ça ne semble pas particulièrement trépidant, pourtant la beauté de Slay the Spire ne réside pas vraiment dans ses mécaniques (solides, agréables, bien fichues… je n'ai pas l'habitude de faire des compliments alors je sèche un peu mais sachez que je n'en pense que du bien, d'ailleurs écrire dessus est une torture tant je ne rêve que de relancer le jeu) mais dans les saloperies qui tiennent lieu d'adversaires. Chaque combat est l'occasion de découvrir un nouveau monstre aux pouvoirs complètement pétés, aux défenses absurdes et aux attaques imparables, et il faut donc constamment réinventer son jeu tout en tentant de survivre. Les rares pauses entre les combats permettent parfois de supprimer des cartes, pour affiner sa stratégie, l'adapter aux adversaires que l'on vient de combattre, mais sans savoir qu'à la baston suivante on se fera rouler dessus par un streum capable de vous infliger à chaque tour des dégâts équivalents à trois fois votre barre de vie. Combien de fois, fier de mon parcours et de ma stratégie, regonflé à bloc en santé et potions, ai-je ricané de désespoir et insulté le jeu (mes excuses aux collègues qui m'entendent vitupérer) en découvrant le combattant suivant ? Lequel a ensuite commencé à me mettre la misère, avant que je ne parvienne in extremis, grâce à une audacieuse combinaison de cartes, à inverser la tendance. Et tant pis si finir un combat mal en point signifie aussi le plus souvent commencer le suivant dans le même état : la satisfaction de la victoire après un rude combat est telle qu'un soupçon de vanité donne envie de poursuivre même en sachant qu'on n'a presque aucune chance de survie.
Pile AAA. Pour parler concrètement un instant, l'essentiel de Slay the Spire consiste à poser des cartes. Des cartes d'attaque (contre un ou plusieurs ennemis), de défense, des pouvoirs spéciaux temporaires (positifs pour vous, négatifs pour eux, par exemple). On ne peut pas jouer n'importe quoi non plus : à chaque tour, on peut dépenser un certain nombre de points d'énergie (trois par défaut, mais une des subtilités de Slay the Spire consiste à trouver comment en dépenser plus pour taper plus) et il faut donc choisir judicieusement parmi une poignée de cartes, tirées au sort dans la pile. Tout ça a son importance : même si l'on peut récupérer une nouvelle carte après chaque combat et en supprimer de temps en temps, il faut garder une pile à peu près équilibrée pour que chaque main, donc chaque tour, offre à la fois des possibilités d'attaque et de défense, sans quoi on peut vite se faire remettre à sa place. Certains ennemis laissent aussi tomber des reliques, qui vous procurent un avantage permanent sur toute la partie... ce qui peut avoir une influence sur votre deck. Quand on a une relique qui file automatiquement des boucliers à chaque tour et une autre qui réduit les dommages à un point de vie, faut-il encore conserver autant de cartes de défense ? Une seule solution pour le savoir : tenter le coup. La belle réussite de Slay the Spire, c'est d'avoir des morceaux (les combats, la construction de deck, la progression...) qui, pris indépendamment, fonctionnent déjà très bien, mais qui ensemble fonctionnent encore mieux. Bon, sauf pour les graphismes, mais je pense que là c'est une cause perdue.