C’était une belle soirée d’été. Le soleil dardait de ses derniers rayons la canopée touffue du bois de Vincennes. Des fumées paresseuses s’élevaient des chaumières de Nogent-sur-Marne, où les habitants du bourg préparaient leur souper. Moi, je jouais à Playerunknown’s Battlegrounds. J’étais sur une bonne série : un chicken dinner et une seconde position en cinq matchs. Chaud, affûté, incisif, agressif, j’enchaînais les headshots au SKS sur Pochinki, les rafales meurtrières à l’UMP9 full kit sur Pecado. Et soudainement, au sortir d’un match, le drame. L’impossible. Le cauchemar. Une phrase laconique barre le menu principal du jeu, telle une sentence de mort : « Vous avez été banni de Steam. » Un gouffre s’ouvre sous mes pieds.
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Cette soirée où ma vie a basculé
Une plongée dans l’horreur d'un ban Steam
On ne s’y attend jamais. On se dit que ça n’arrive qu’aux autres. Qu’on est différent. Que statistiquement, on ne craint rien. Alors quand ça vous tombe dessus, c’est le monde entier qui s’écroule. Puis vient cette question, qui vous taraude jusqu’à l’épuisement : et maintenant, comment vivre ?
J’imagine les unes de la presse locale : « Un notable du Val-de-Marne condamné pour tricherie ludique »
Stupeurs et tremblements. « Euh... les gars... J’ai... j’ai été banni de Steam, je ne sais pas pourquoi... Je vous laisse jouer, je vais regarder ce qui s’est passé », dis-je à mes compagnons d’escouade du serveur Mumble de Canard PC. En quittant le jeu, je me liquéfie. Une énorme vague de chaleur me tombe sur le corps, je transpire à grosses gouttes sur le faux cuir de mon fauteuil Ikea. Fébrile, je lance des recherches Google : « raison steam ban pubg », « contester steam ban ». Et soudain, cette terrible prise de conscience : comment faire mon métier si je ne peux plus jouer en multi sur Steam ? Vais-je devoir me créer un nouveau compte et abandonner les centaines de jeux de ma librairie ? Nouvelle bouffée de chaleur, je m’éponge le front au Sopalin. Bien sûr, je sais que je n’ai pas triché. Mes statistiques PUBG parlent d’elles-mêmes : jamais un hacker n’aurait un ratio de victoire aussi faible – je tourne à 8-10 % les meilleures semaines. Alors je continue à naviguer sur le Net à la recherche d’une explication. Je découvre que début 2018, certains joueurs se sont fait bannir de PUBG pour avoir utilisé des macros avec Autohotkey – des malins exploitent cet utilitaire bien connu pour compenser automatiquement le recul de leur arme avec des mouvements de souris automatisés... J’utilise Autohotkey, mais jamais pour tricher, évidemment. Ça doit être une erreur. Un bug dans le système.
Crime et châtiment. Épuisé nerveusement, au bord des larmes, je cherche alors à comprendre les subtilités du ban Steam, et les moyens d’appel. La plupart des joueurs l’ignorent, mais il existe deux types de ban sur Steam. Le VAC ban est le plus terrible. C’est celui qui vous tombe dessus en cas de tricherie sur l’un des 600 jeux protégés par le système Valve Anti Cheat (VAC), par exemple Counter-Strike : Global Offensive, Rust ou encore Dota 2. Si le VAC, sorte d’antivirus de la triche qui surveille votre PC durant les parties multijoueurs, trouve dans la mémoire de votre machine la « signature » d’un cheat connu, l’exclusion est immédiate, s’applique à tous les jeux du catalogue VAC et ne peut pas être contestée. Pris d’un léger vertige à cette perspective, j’examine le second type de ban : le game ban. Et heureusement, c’est celui qui me concerne. Un game ban n’est pas décidé par Valve, mais par le développeur du jeu, qui transmet sa sentence à Steam. Il s’applique uniquement à son produit. Quoiqu’il arrive, je vais pouvoir continuer à jouer à Team Fortress 2... Mais l’idée de passer l’été sans PUBG, pour un crime que je n’ai pas commis, me paraît quand même insupportable.
Le ban des vampires. Blue Hole, le studio des développeurs de PUBG, a bien un formulaire de contestation de ban. Il est enterré au fond d’une obscure page de leur service client. Me voilà qui rédige un beau message en anglais, plein de politesse et de larmes. Je supplie. Je mendie. Je jure sur la tête de mes chats que je n’ai jamais triché. J’ai l’impression d’être un écolier pleurant devant sa maîtresse parce qu’il vient de se manger deux heures de colle. L’exercice est douloureux. Après avoir lu et relu le texte, corrigé l’orthographe, pesé chaque mot, j’appuie sur « send » et... le site me balance un message d’erreur expliquant qu’il est saturé. Je vacille. Je tremble. Je relance PUBG de rage, au cas où, sait-on jamais. « Vous avez été banni de Steam », encore et toujours. Je ne sais plus quoi faire. Je pense à ma réputation professionnelle, à ce que vont dire les gens. J’imagine les unes de la presse locale : « Un notable du Val-de-Marne condamné pour tricherie ». Il est dix heures du soir. La nuit tombe sur ma ville et mon existence. Je suis perdu, je commence à saigner des gencives à cause du stress.
Épilogue. L’horreur aura duré 45 minutes. 45 minutes à maudire l’arbitraire de Steam qui m’expulse sans justification, à envisager un recours auprès de la Cour européenne des droits de l’homme. Bien sûr, ce ban n’a rien à voir avec une éventuelle tricherie de ma part. Ce sont ces sagouins de Blue Hole qui ont fait n’importe quoi. Quelques amis, à qui j’ai envoyé des messages désespérés, me préviennent par SMS : « Regarde le compte Twitter officiel de PUBG ! » Le système anti-triche des développeurs coréens est parti en vrille, bannissant au pif plusieurs dizaines de milliers de joueurs. Les forums officiels du jeu sont en flammes. Les développeurs annoncent qu’il faudra cinq heures pour tout remettre en ordre. C’est comme si l’éléphant de plomb assis sur ma poitrine depuis trois quarts d’heure se levait d’un bond. Le lendemain matin, l’ignoble avertissement « Banni d’un jeu pour tricherie » souillant la page de mon profil Steam disparaît enfin, et je peux relancer PUBG. Mon honneur est sauf. Mais les cicatrices de mon âme, elles, ne se refermeront jamais.