Attaques multiples sur les forums et réseaux sociaux, review bombing (cette technique qui consiste à donner massivement des notes injustes aux titres d’un développeur ou éditeur pour le punir) ou appels au boycott, l’Epic Games Store est en butte depuis son lancement à des réactions extrêmement agressives, qui se déclinent sur toute la palette habituelle des « gamers » online. J’ai déjà pu écrire ici ma propre déception devant la proposition de l’Epic Games Store du point de vue des consommateurs. Mais le mécontentement exprimé est bien plus large.
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Epic Games Store : pourquoi tant de haine ?
Les mouvements qui agitent régulièrement les communautés du jeu vidéo ont beaucoup en commun avec les indignations adolescentes : brusques, inattendues, disproportionnées et parfois… simplement incompréhensibles de l’extérieur, alors qu’elles sont évidemment porteuses de sens. Essayons ensemble de découvrir celui de la colère qui soulève une partie des joueurs contre Epic et son Epic Games Store.
On sent que l’essentiel de l’effort a porté sur l’argumentaire commercial plutôt que sur le confort et la séduction des joueurs.
Logiciel branlant et exclusivités. Clairement, le bouzin est sorti à moitié cuit, et comme un soufflé servi trop tôt il s’est effondré devant le client. Par rapport à un Steam constamment enrichi d’options depuis 15 ans, l’EGS fait blafarde figure et on sent que l’essentiel de l’effort a porté sur l’argumentaire commercial auprès des éditeurs et développeurs (rappelons qu’Epic a beaucoup communiqué sur sa commission réduite à 12 %, contre 30 % pour Steam) plutôt que sur le confort et la séduction des joueurs.
Fonctions sociales inexistantes, service client fantomatique, politique de remboursement exotique, et j’en passe, le produit n’était pas bon et, plusieurs mois après, il ne l’est toujours pas (malgré des progrès et un planning public des améliorations programmées). Mais d’autres ont connu pareilles difficultés et des verrues comme Origin (Electronic Arts) ou Uplay (Ubisoft) ont même représenté en leur temps des souffrances bien supérieures sans provoquer plus que des rires humiliants. Après tout, dans un marché du jeu PC capté à 70 % par Steam, les magasins pénibles sont souvent évitables.
Sacrebleu, j’oubliais le problème des « exclusivités » ! À en croire certains messages, c’est là que se logerait le scandale, que dis-je, le crime de l’Epic Games Store : payer développeurs et éditeurs pour que certains jeux ne soient en vente que chez eux. Du coup, les joueurs PC seraient « obligés » de subir le bidule mal démoulé. Passons sur le fait qu’en plus de reverser 88 % des recettes au lieu de 70 %, ce guichet d’exclusivités rémunératrices est susceptible d’aider à financer quelques jeux, ce dont les studios ne se plaignent pas. Passons aussi sur les jeux offerts chaque semaine par Epic, qui bénéficient autant aux joueurs qui les reçoivent qu’aux développeurs à qui ils sont achetés. Rappelons que ce système d’exclusivité sur PC n’a pas été inventé par Epic : les jeux Blizzard imposent Battle.net (comme Call of Duty sur PC), et les jeux EA ne sont plus en vente que sur Origin. Rappelons aussi que ces exclusivités sur EGS sont temporaires : six mois, plus rarement un an. Rappelons enfin que l’exclusivité sur PC n’oblige pas à s’acheter une autre console ou un iPhone : les différents lanceurs sont totalement gratuits. Mais allez, convenons-en : si chaque jeu important demande un lanceur, l’ordinateur du joueur (machine avec laquelle il a parfois la même relation maladive qu’avec sa voiture ou sa moto) s’alourdit, se pollue, bref se salit un peu plus à chaque installation.
L’art et la manière commerciale. Oui, parce que la manière compte. L’exclusivité c’est une chose, mais lorsqu’elle est annoncée au dernier moment, c’est sale. Et il faut bien dire que là-dessus, Epic a innové en convainquant au forcing certains éditeurs ou développeurs d’opter pour leur plateforme alors même qu’il existait déjà une page Steam pour leurs jeux. Ce fut le cas pour Metro Exodus, qui révéla son exclusivité sur EGS quinze jours avant sa sortie, mais aussi dans une certaine mesure pour les jeux Ubisoft, puis plus récemment pour Shenmue III après un Kickstarter qui prévoyait des clés Steam. Dans ce dernier cas, Epic est allé jusqu’à garantir publiquement le remboursement des mécontents pour tenter d’éteindre la grogne. Ce qui me paraît curieux dans les réactions qui suivent systématiquement ce genre d’annonce, c’est que même si on a vu des ripostes sur les jeux concernés, c’est Epic qui semble cristalliser le gros de la colère. Ce sont bien les studios ou éditeurs qui prennent ces décisions, purement commerciales. Mais au lieu de blâmer l’appât du gain ou les promesses trahies, c’est finalement à Epic que les joueurs en veulent le plus.
Comment l’expliquer ? Peut-être qu’il y a quelque chose dans la froideur avec laquelle Epic utilise le magot sur lequel il est désormais assis grâce à l’aide du chinois Tencent et surtout des revenus grotesques de Fortnite, qui résonne dans l’esprit du public. Le studio, qui n’a jamais été réputé pour la tendresse de ses méthodes (mais qui l’est ?), a pourtant une conduite libérale classique et rationnelle de son business : pour me faire une place, si je suis plus fort, j’utilise la force ; si je suis plus riche, j’utilise la richesse. Epic achète, littéralement, à coups d’exclusivité et de jeux gratuits, sa place à côté de Steam, voire dessus si ça veut sourire. Ce n’est pas si différent de ce qu’a fait Microsoft à partir de 2001, finançant à fonds perdu la Xbox pour s’asseoir finalement en face de Sony. Pas différent du tout du business en général de la high-tech, des startups aux GAFA. Rien que de très américain, au fond, et pourtant cela choque même les Américains (même si on ne devrait pas exclure trop vite de l’équation le brin de racisme anti-Chinois qui s’exprime volontiers chez eux à cette occasion). Et si, inconsciemment et bizarrement, les joueurs découvraient un sentiment de vulnérabilité devant la brutalité du capitalisme contemporain ? Oui, je sais, je pousse un peu, mais il faut bien que j’alimente de temps en temps ma réputation d’Ivan Le Rouge, c’est une bonne couverture pour le représentant du patronat paternaliste que je suis.
Même le patron de Paradox explique que le taux de 30 % est « scandaleux ».
Comme si Steam était opéré par des anges… Comme si Valve n’avait pas profité comme le pire des rentiers de son tranquille monopole pendant des années… La bande à Gabe s’est bien gardée de remettre en question ses 30 % alors que ses coûts ont chuté massivement et que l’explosion du nombre de jeux sur la boutique a diminué la visibilité de chacun, donc le service rendu. Aujourd’hui que les langues se dénouent, même le patron de Paradox, qui dépend fortement de Steam, explique que le taux de 30 % est « scandaleux ». Les développeurs indés dénoncent depuis longtemps l’injustice d’une visibilité entièrement gouvernée par une série d’algorithmes aux adaptations arbitraires. Les créateurs n’en peuvent plus non plus des jeux moisis acceptés par centaines qui noient tout le monde dans la médiocrité, ou des forums et reviews où sévissent les haineux voire les maîtres-chanteurs. Seulement voilà, en quinze ans d’hégémonie, Valve (qui a pourtant imposé Steam en le rendant obligatoire pour Counter-Strike ; tiens, une exclu…) a eu le temps de forger les esprits et de définir ce qui est « juste ». C’est bien ce qui s’exprime à travers la colère en apparence irrationnelle des joueurs, et c’est un aspect qu’Epic n’avait sans doute pas anticipé. La bataille entre Valve et Epic n’est pas que financière et commerciale, elle est aussi culturelle.