Avant la sortie de Legend of Zelda en 1986 et l’introduction des sauvegardes, les joueurs menaient des existences bien laborieuses. Quand ils n’étaient pas contraints à terminer un jeu d’une traite pour en voir le bout, il leur fallait se munir d’un papier et d’un crayon, comme à l’époque de leurs ancêtres, afin de griffonner un code leur permettant de reprendre leur partie là où ils l’avaient laissée. Depuis, les sauvegardes automatiques et les chargements rapides ont fait irruption dans nos vies, et je m’y suis tellement habituée que je suis devenue une immense pleutre. Dès que je progressais un minimum dans un survival-horror et que j’en avais l’option, je sauvegardais. Quand je n’étais pas tout à fait satisfaite de ma performance, même s’il s’agissait d’une simple balle gâchée, je chargeais immédiatement une sauvegarde précédente pour tout refaire proprement. Au fil du temps, mes parties finissaient par être parfaites, immaculées, insipides. Et puis il y a eu les terminaux d'Alien : Isolation.
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Sauvegarde qui peut
Comment les terminaux d’Alien : Isolation m’ont appris à embrasser l’imperfection
Dans Tomb Raider III, les points de sauvegarde manuelle sont des cristaux à récupérer au beau milieu de la jungle indonésienne ou des glaces de l'Antarctique. Dans Resident Evil, ce sont des machines à écrire nonchalamment posées sur un coin de bureau. Dans Dark Souls, ce sont des feux de camp auprès desquels se reposer. Dans Alien : Isolation, ce sont des terminaux qui mettent des plombes à se mettre en marche – et cet élément de game design a suffi à lui seul à me donner successivement envie de crier de terreur, de gémir de frustration et de soupirer de joie.
Ouf, sauvé. Le système de sauvegarde du jeu est l’un des plus marquants qu’il m’ait été donné d’expérimenter au cours de ces dernières années. Il faut localiser un terminal dans la station Sébastopol, attendre que notre personnage y insère une carte et que trois lumières s’allument, avant que ne vienne la douce libération de la sauvegarde. Durant cette animation, tout peut arriver. Parfois, il m’a fallu choisir entre frôler le xénomorphe et une horde d’androïdes pour me frayer un chemin vers un terminal, quitte à me diriger vers une mort certaine, ou continuer d’avancer avec une crainte permanente de crever après tout ce beau travail effectué. Malgré de terribles moments de frustration, chaque choix précédant une sauvegarde était devenu cornélien. Dans un article pour Gamasutra, Gary Napper, directeur design à Creative Assembly, est revenu sur les raisons de cette fonctionnalité, qui s’est avérée plutôt clivante chez les joueurs : « Nous ne marchions plus avec insouciance, en sachant que la mort ne nous ferait pas perdre trop de progression. Nous avions peur. Le simple acte de sauvegarder s’était intégré aux facteurs de terreur et d’isolation du jeu. » Quand un élément en apparence aussi anodin peut provoquer de telles émotions, ce serait dommage de s’en priver.
Pour qui sauve le glas. Depuis, j’ai appris à accepter mes erreurs et à me réjouir des systèmes de sauvegarde punitifs ou restreints, comme les safe rooms et les machines à écrire de Resident Evil, auxquelles il faut ajouter des rubans d'encre en mode difficile. J'ai aussi constaté que les points de sauvegarde manuelle pouvaient entraîner des choix intéressants – d'autant plus lorsqu'ils se fondent parfaitement dans le décor, qu'ils sont intégrés à l'histoire ou qu'ils sont particulièrement inventifs. Dans GTA II, il est possible de sauvegarder dans une église, après avoir déboursé 50 000 dollars pour obtenir l'absolution. Dans Metal Gear Solid 2, il faut s'excuser platement auprès du personnage de Rose pour qu'elle vous laisse sauvegarder. Dans Prince of Persia, il faut trouver des fontaines pour se ressourcer. Les exemples sont légion, et montrent l'infinité des possibles des systèmes de sauvegarde.
Saine et sauvegardée. Alors certes, certains jeux se prêtent mieux que d’autres aux sauvegardes automatiques. On imagine difficilement un Uncharted où chaque sauvegarde aurait un coût, un Hitman qui nous contraindrait à attendre encore dix minutes pour qu’une cible refasse sa ronde, tout comme un Sekiro qui laisserait la part belle au save-scumming. L’idée n’est pas de valoriser les masochistes ou de dénigrer ceux qui veulent l’option de conserver leur progression dès qu’une menace se fait sentir. Mais selon Geoff King et Tanya Krzywinska, une utilisation trop fréquente des sauvegardes automatiques tend à « réduire l’intensité émotionnelle créée par le jeu et la puissance de son illusion diégétique ». Ils ont tout à fait raison, en plus de s’exprimer de manière bien plus éloquente que moi : quand elle est trop fréquente, la mention « Sauvegarde en cours » peut entacher mon expérience de jeu. Elle peut présager que quelque chose d’important va se passer, ruinant ainsi l’effet de surprise, et le fait de ne pas avoir besoin de penser aux sauvegardes me facilite souvent trop la tâche. Dans le même temps, j’aurais abandonné bien des RPG si l’on ne m’avait jamais donné l’option de sauvegarder avant un boss. Ce débat continue de diviser les joueurs et les développeurs, mais je n’espère qu’une chose : qu’on préserve toujours une telle diversité dans les systèmes de sauvegarde, et qu’on continue à nous proposer des points de sauvegarde diégétiques gardés par un xénomorphe sanguinaire ou des androïdes corporatistes.