L'ombre, car c'est son nom, non en fait ce n'est même pas son nom, son nom c'est « une ombre », un article défini ce serait déjà beaucoup trop, « une ombre », donc, a reçu l'ordre d'attendre. Car voyez-vous, l'ombre, on va quand même l'appeler comme ça ce sera plus pratique, est le serviteur du roi tout puissant d'un royaume souterrain, dont le pouvoir s'est récemment tari et qui a décidé de se plonger dans un sommeil de 400 jours au terme desquels il se réveillera frais, dispos et rechargé – la tâche de l'ombre, vous vous en doutez, étant de le réveiller une fois le délai révolu. Et c'est l'ombre, « une ombre », ce non-protagoniste chargé d'une non-quête, que The Longing nous propose d'incarner. Pour gagner le jeu, il ne faut rien faire. Attendre 400 jours, quatre cents vrais jours, 9 600 heures, un an et un mois, puis réveiller le roi. Dans mon cas par exemple, ayant installé le jeu le 6 mars 2020, ce sera le 12 avril 2021. Peu importe que le jeu tourne ou pas d'ailleurs : le temps dans le royaume souterrain continue de s'écouler au même rythme que dans le nôtre. Il est donc tout à fait possible de laisser l'ombre dans la petite chambre de bonne qu'elle occupe aux pieds du roi, assise dans son fauteuil, à fixer le mur devant elle, puis de relancer The Longing 400 jours plus tard pour remporter la victoire (même s'il paraît qu'il existe plusieurs fins, bon courage aux speedrunners qui voudront toutes les voir), l'ombre ne s'en plaindra pas. Mais pour la joueuse ou le joueur, ce serait insupportable. Alors on craque, on a envie de profiter de ces 400 jours pour découvrir ce que cachent ces kilomètres de galeries souterraines. Dans les mondes virtuels comme ailleurs, tout le malheur des humains vient de ce qu'ils ne savent pas demeurer en repos dans une chambre.
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The Longing
Le Beckett à l'air
Parfois, venu de nulle part, débarque un machin si génial qu'on se dit qu'après lui le jeu vidéo ne sera plus le même. Un titre qui repousse tellement les limites, qui redéfinit à tel point nos attentes, que tous ceux qui viendront ensuite nous sembleront des moulages en creux, des espaces négatifs où l'on ne verra que ce qui leur manque. Comment se satisfaire des dialogues d'un jeu de rôle ordinaire après Disco Elysium ? Comment apprécier un open world stérile et répétitif de 60 heures après un jeu dont le seul objectif est d'attendre 400 jours ?
L'ombre est lente, se traîne d'un pas de sénateur tout juste sorti d'un déjeuner cassoulet-vin rouge.
Le roi somnoleur. On peut déplacer l'ombre manuellement en cliquant sur l'écran, comme dans un point and click, ou bien lui donner l'ordre d'errer au hasard (il est très reposant de la regarder explorer les couloirs pendant qu'on sirote une tasse de café), ou encore de se rendre à nouveau en un lieu déjà visité et préalablement enregistré dans l'un des quinze emplacements prévus à cet effet. Quelle que soit la méthode choisie, on passe énormément de temps à attendre. L'ombre est lente, terriblement lente, se traîne d'un pas de sénateur tout juste sorti d'un déjeuner cassoulet-vin rouge. Ses animations, qu'on contemple pendant de longues minutes jusqu'à connaître par cœur la courbure de ses jambes et son regard hanté de pauvre bête qui n'a croisé personne depuis des lustres, sont merveilleuses, à mi-chemin entre le petit enfant huître de Tim Burton et Monsieur Burns dans l'épisode X-Files des Simpson. Traverser une salle dans laquelle ne se trouve rien, ce qui dans n'importe quel autre jeu serait l'affaire de quelques secondes et d'un appui sur shift qui provoquerait de grandes enjambées, est ici une expérience en soi. Dans la lenteur infinie de chaque action, dans le petit temps d'arrêt que marque l'ombre avant de se tourner lorsqu'on lui ordonne de franchir une porte, finit par naître la curieuse impression, semblable à celle que provoque un plan fixe inutilement long dans un film, d'être soudain arraché au flux sans fin des actes et des intentions, d'entrer dans la contemplation pure – on ne se soucie plus vraiment de la raison pour laquelle on allait quelque part, on s'observe y aller. Le sentiment, aussi, de partager le destin de l'ombre, que sa temporalité et la nôtre ne font qu'une, la conviction que chaque mètre d'espace qu'elle arpente est réel, pesantNote : 1. La confuse certitude que cette grotte déserte, contrairement aux lieux que l'on traverse dans les autres jeux, est davantage qu'un décor. Au lieu de chercher à capter notre attention, la lenteur presque comique de The Longing la laisse flotter librement, tant de vide ne pouvant rester inoccupé, et nous plonge, en compagnie de l'ombre, dans une torpeur méditative.
Note 1 : Impression d'ailleurs pas si éloignée de celle que l'on peut connaître en jouant à Death Stranding.
Autant suspendre son vol. Comique, oui. Car The Longing, je vous rassure, est également très drôle. Tout d'abord parce que les commentaires de l'ombre, cynique, désabusée et consciente de l'absurdité de sa condition, sont souvent hilarants. Mais surtout parce que le gameplay de The Longing, qui sait que dans tout bon jeu, mécanique et sujet ne doivent faire qu'un, repose quasi exclusivement sur le passage du temps. Dans le royaume souterrain, comme disait le regretté Henri Queuille dont la sagesse corrézienne nous manque en cette époque de start-up nation hystérique, « il n'est aucun problème qui ne puisse se résoudre par l'inaction ». Un précipice dans lequel on pourrait sauter pour accéder à une zone encore inexplorée de la grotte ? Trop dangereux pour l'instant, mais dans une semaine de la mousse aura poussé au fond et pourra amortir notre chute. Un tunnel inaccessible ? Restez sans bouger pendant cinq minutes au-dessus d'un pilier plus fragile que les autres et il finira par s'effondrer, ouvrant un nouveau passage. Une carte du monde difficilement compréhensible ? Laissez l'ombre l'examiner suffisamment longtemps et elle finira par en saisir le sens, dévoilant au joueur le plan des cavernes dans un travelling arrière d'une lenteur géologique. Prendre à rebours de façon aussi radicale la première règle du jeu vidéo – le joueur doit agir – est forcément drôle, à la limite du détournement, comme dans ces jeux expérimentaux où l'on perd dès qu'on touche le contrôleur.
Contrairement à tous les autres jeux, qui cherchent à capter notre attention, The Longing la laisse flotter librement.
Que de bonus il faut ignorer pour agir. Mais Anselm Pyta, le créateur du jeu, a eu l'intelligence de deviner qu'un jeu dans lequel le joueur serait totalement inactif ne fonctionnerait pas en dehors d'une expo au Palais de Tokyo ou d'une blague à télécharger gratuitement sur Itch.io. C'est pourquoi The Longing nous gratifie tout de même parfois de quelques maigres bonus. Au hasard des boyaux de la grotte, on ramasse du papier, du charbon et des livres, que l'on peut utiliser pour améliorer le quotidien de l'ombre et accélérer très légèrement le passage du temps lorsqu'elle se trouve dans sa chambre. Les bouquins en particulier font l'objet d'un mini-jeu absurde, puisque chaque page tournée fait avancer l'horloge d'une minute – speedrunner la lecture de Moby Dick en défonçant sa souris comme dans Cookie Clicker est en soi extrêmement drôle. Si vous êtes vraiment à court de matériau, vous pourrez toujours aller marcher une heure dans le hall de l'éternité, pièce infinie dans laquelle le temps ne s'écoule pas mais où sont régulièrement générés de nouveaux objets, sacrifiant ainsi quelques dizaines de minutes en échange d'un futur petit boost de sablier – probablement ce qui se rapproche le plus d'un authentique mécanisme de jeu dans The Longing. Fier d'avoir amélioré le confort de votre petite chambre en y peignant quelques tableaux et en vous constituant une imposante bibliothèque, vous pourrez avoir avec vos amis des conversations surréalistes comme « oui, là j'ai une super stratégie à base de feu de bois, d'art-thérapie et de lecture intensive de Nietzsche, le temps passe cinq fois plus vite ». Puis vous fermerez le jeu, vous irez faire autre chose et, parfois, tandis que vous serez au travail ou en train de boire un verre, vous vous souviendrez que pendant ce temps, en son royaume, l'ombre, ce petit Tamagotchi existentialiste, continue d'attendre. Alors, l'espace d'un instant, votre rapport au temps, à votre temps, à chacune des secondes de votre propre vie, vous semblera un peu différent. Vous réaliserez que votre destin et celui de l'ombre sont intimement liés, comme jamais peut-être ne l'ont été celui d'un être humain et d'un personnage de fiction, vous vous demanderez où vous en serez de votre existence le jour où sa tâche virtuelle sera achevée.