Les hommes, les femmes, les animaux sont sortis de la base, emportant sur leur dos des centaines de kilos de marchandise. Protégée par des tourelles automatiques, la colonie pouvait survivre seule. Bill, resté en arrière, surveillait la baraque en cas de problème majeur. Mais quel problème pouvait-il y avoir, puisque tout tournait si bien ? La partie de RimWorld, en un sens, était déjà gagnée. Le matin du troisième jour, alors que Bill effectuait sa patrouille quotidienne, un feu s’est déclaré : un court-circuit a provoqué une étincelle qui a enflammé des vêtements dans l’entrepôt. A priori, rien de bien grave, Bill pouvait s’en charger, et tant pis pour les vêtements brûlés, ils seraient vite remplacés. Le problème, c’est que Bill était pyromane, et qu’il ne savait pas éteindre les feux. Après avoir observé l'incendie avec délice pendant quelques minutes, il s’est enfermé dans l’entrepôt et a fini par mourir asphyxié par les émanations toxiques. Dans la base vide, majoritairement faite de bois, le feu s’est propagé jusqu’à tout raser. Quand les colons sont revenus de leur expédition, ils ont dû tout reconstruire. Chacun a pris une pelle et s’est mis à l’ouvrage. Bill a été enterré. C’est là que les problèmes ont commencé.
Transformé en archive gratuite
- Cet article, initialement réservé aux abonnés, est devenu gratuit avec le temps.
Ma plus belle défaite, c'est vous
Comment RimWorld, Crusader Kings II ou X-COM racontent des histoires par l'échec
Après 50 heures de RimWorld, tout allait plutôt bien : la Colonie du Crack n’avait jamais été aussi prospère. Après des débuts difficiles, nous étions venus à bout des principales difficultés : la faim, le froid, les raids de bandits et les animaux enragés. Maintenant, nous pouvions nous lancer dans le commerce, partir en expédition et vendre les stocks de drogue patiemment amassés.
La colline a du crack. Le lendemain matin, alors que rien n’était encore reconstruit, des bandits ont attaqué la colonie. Les tourelles avaient été détruites par l’incendie, les armes aussi. Tous les colons ont fini par mourir sous les balles ennemies. La partie semblait terminée, jusqu’à ce que, sorti de nulle part, un homme en noir décide de rejoindre ma base pour me prêter main-forte. C’était juste le bras qu'il me manquait pour mettre en fuite les deux derniers attaquants. Puis, victorieux, il a pris une pelle, pour tout reconstruire à son tour, en attendant que quelqu’un passe à proximité et se joigne à lui. Seulement voilà : l’homme en noir était muet, incapable de recruter qui que ce soit. J’ai rebaptisé cet homme Solo. Pendant un mois, il a vécu seul dans une base immense, avant qu’un deuxième colon, Muscle Pete, muet lui aussi, décide de le rejoindre de son propre chef. Au bout de quelques semaines, enfin, le jeu m’a prévenu qu’un de mes anciens colons, Doc, était retenu prisonnier dans un camp voisin. Solo et Pete, muets mais experts en maniement des armes, ont réussi à le délivrer au terme d'une opération militaire épique. La colonie a survécu, elle est même devenue plus grande qu’elle ne l’avait jamais été. Solo et Pete, que j'avais maudits pendant des heures pour leur mutisme, étaient devenus des héros dont je chantais les louanges.
Défaite à la maison. Quand je veux donner envie de jouer à RimWorld, je raconte cette partie à mes amis. Quand je veux donner envie de jouer à Crusader Kings II, je raconte, de la même manière, l'histoire de cette dynastie irlandaise qui a conquis tout le Royaume-Uni, avant d'être renversé par un coup d'État, réduit au rang de simples ducs de l'Empire, et de sa remontée extraordinaire au sommet de la hiérarchie, après bien des assassinats et des trahisons. Quand je parle de X-COM, j'évoque ce soldat débutant qui n'avait rien pour lui, et qui s'est hissé, par son courage, au statut de légende vivante, et les larmes que j'ai pleurées quand il est finalement tombé sous les balles d'un tir presque impossible.
L'histoire sans fin. Parmi toutes les histoires que raconte le jeu vidéo, il y en a une sorte qui lui est particulière, et qui n'existe dans aucun autre média, à part peut-être le jeu de rôle papier : l'histoire que le joueur écrit lui-même et qu'il raconte, dès que la partie prend fin, à tous ceux qui veulent bien l'entendre. En réalité, les jeux qui permettent ce genre d'histoires sont assez rares. La plupart du temps, il faut réunir plusieurs caractéristiques : le jeu ne doit pas être trop linéaire, il faut qu'il y ait une dimension narrative et le joueur doit pouvoir expérimenter. Dans le manuel de Daggerfall, en 1996, les développeurs avaient laissé une note, à l'attention du joueur : « Le jeu de rôle n'est pas une affaire de partie parfaite. C'est une histoire de construction de personnage et de création d'histoire. (…) Si votre personnage est pris en train de voler, si une quête se passe mal, ou si quoi que ce soit de bizarre vous arrive, s'il vous plaît, ne rechargez pas la partie, continuez-la. Vous pourriez être surpris par ce qu'il se passe ensuite. » Bethesda ne parlait pas d'événements désagréables par hasard : une histoire, quelle qu'elle soit, est toujours plus intéressante quand des grains de sable se glissent dans la machine, quand il faut surpasser des difficultés. Cela dit, pour être honnête, je n'ai presque jamais joué à un jeu Bethesda de cette manière, parce que celui-ci n'a rien prévu pour m'y contraindre. Ce qui fonctionne si bien, dans RimWorld, dans Crusader Kings II, dans X-COM ou dans les jeux qui leur ressemblent, c'est, d'une part, l'existence d'un mode Iron Man, qui oblige à jouer avec ses échecs, mais surtout, et ça me semble plus important, une autre philosophie du game over : ce sont des jeux où il est quasiment impossible de perdre.
Rater sa partie, réussir son jeu. Dans RimWorld, quand tous vos colons meurent, le jeu vous envoie systématiquement un « homme en noir » qui va pouvoir sauver la situation et reconstruire ce qui a été détruit. Quand bien même il finirait par mourir à son tour, le jeu vous permet de laisser défiler le temps, jusqu'à ce qu'un colon vienne s'installer de lui-même. Dans Crusader Kings II, quand votre souverain meurt, vous prenez le contrôle d'un autre membre de la dynastie. À part dans les premières générations, il devient presque impossible d'avoir un vrai game over. Au pire, vous repartirez simplement de beaucoup plus bas dans la hiérarchie. Dans X-COM, même si votre escouade entière est annihilée, le jeu continue : vous pourrez former d'autres hommes et tenter d'avoir votre revanche. Si ces jeux racontent si bien les histoires, ce n'est pas tant parce qu'ils permettent de gagner de façon rigolote, mais parce qu'ils rendent la défaite totale improbable.
Les perdants magnifiques. C'est d'ailleurs un peu moins vrai pour X-Com : en cas d'annihilation d'une escouade entière, il est certes possible de se refaire, mais c'est tellement dur que la partie est presque condamnée. C'est surtout dû au fait que Crusader Kings II et RimWorld ne se contentent pas de rendre la défaite impossible : la victoire, également, n'est jamais définitive. Il n'y a pas vraiment de fin dans ces deux jeux, à part une limite temporelle dans CKII. Il n'y a pas de manière de bien jouer ou de mal jouer, contrairement à X-COM. Bien jouer, dans CKII et dans RimWorld, c'est survivre suffisamment longtemps pour que des choses improbables se produisent, grâce aux mécaniques aléatoires : c'est extrêmement rare, dans Crusader Kings, d'avoir trois souverains qui meurent à quelques mois d’intervalle, mais ce genre de choses finissent par se produire et provoquer des situations imprévues. Dans RimWorld, la probabilité de se retrouver bloqué avec un personnage muet et d’accueillir un deuxième colon qui, comme par hasard, est muet lui aussi, est également très faible, mais c'est ce qui m'est arrivé, et c'était le meilleur moment de ma partie.
La stratégie de l'échec. C'est dommage que Bethesda, et les jeux de rôle d'une manière générale, aient si bien compris ce qui faisait l’intérêt d'une histoire : le dépassement des obstacles, l'émergence de l'imprévu, la nécessité de s'adapter à une situation défavorable d'une façon originale. C'est dommage parce que peu de RPG, en réalité, mettent en place de véritables mécaniques qui rendent ces situations possibles : un mode Iron Man, une absence de game over, des conditions de victoire décidées par le joueur, et non par les développeurs. Il ne s'agit pas simplement de ce que l'on appelle parfois le « gameplay émergent », c'est-à-dire la manière dont des mécaniques s'imbriquent pour créer des situations imprévues, comme dans Zelda : Breath of the Wild ou GTA. Ce n'est pas seulement non plus l'idée de laisser le joueur faire ce qu'il veut, comme dans Minecraft. C'est aussi une autre philosophie de ce que signifient gagner et perdre. Au fond, c'est un peu comme la vie : on ne peut pas vraiment réussir ou rater complètement, juste s'émerveiller de l'endroit imprévu où nous mènent nos échecs. C'est dommage qu'on trouve si peu de jeux de rôle informatiques qui prennent en compte ces mécaniques, qu'il y ait tant de jeux qui imposent encore de gagner ou de perdre, car j'ai fini par me rendre à l'évidence : aujourd'hui, quand je veux vraiment jouer à un jeu de rôle, c'est-à-dire un jeu qui me permet de créer ma propre histoire, je lance RimWorld, je lance Crusader Kings II, je lance X-COM, mais rarement un jeu Bethesda.