Je ne vais pas dire le prénom de mon témoin – appelons-le Georges, ce n'est pas très important – mais sachez que cette présentation de trois heures d'Assassin's Creed Valhalla, pandémie oblige, s'est faite dans des conditions particulières : chez moi, avec le jeu diffusé depuis un PC lointain, mais surveillé à distance par Georges, auquel j'étais connecté par un micro. Je n'ai rien su de Georges. La plupart du temps, il ne disait rien. Il se contentait de m'observer en train de jouer, sans faire le moindre bruit. Au début de la session, il m'a dit : « Bonjour, je suis Georges, et je vais t'accompagner dans ta partie. » À la fin : « Merci d'avoir participé, bonne journée. » Les premières minutes, j'étais content d'avoir Georges avec moi. Comme j'étais lancé in media res, au milieu de la première partie du jeu, c'est-à-dire aux premières heures de la conquête de l'Angleterre, je n'ai pas eu accès au tutoriel qui se situe au Danemark, d'où les Vikings vont s'élancer à la conquête d'Albion « mais aussi d'autres endroits ». J'étais ravi de pouvoir demander à Georges la touche pour descendre du cheval – il faut laisser une touche enfoncée. C'est aussi là que j'ai compris qu'il y avait quelque chose de bizarre avec Georges. Il n'intervenait jamais si je ne lui demandais pas quelque chose explicitement. Avant de descendre du cheval, j'ai appuyé sur toutes les touches, j'ai tué deux civils, j'ai fait se cabrer ma monture. De toute évidence, je voulais descendre, mais Georges n'a rien dit, il m'a simplement regardé faire, jusqu'à ce que je prenne le courage de lui demander la touche. Je me suis dit qu'il devait me prendre pour un idiot.
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Assassin's Creed Valhalla
J'ai rien compris mais ça a l'air chouette
C'est un paradoxe : on ne se sent jamais aussi seul que lorsqu'on est entouré. Sans personne pour en témoigner, le solitaire n'est qu'un ermite, ni honteux, ni joyeux, ni amer. Ce qu'il lui faut, c'est quelqu'un pour l'observer, pour le juger, pour le pointer du doigt et lui dire : « Tu es seul, et je t'ai vu. » Ce qu'il lui faut, c'est un témoin de sa solitude.
I.A. pas de mal. À chaque fois que je réussissais quelque chose d'un peu compliqué, que j'assassinais un garde sans me faire repérer ou que je résolvais l'une des très nombreuses énigmes disséminées dans l'open world, j'espérais que Georges soit fier de moi, de là où il m'observait. J'ai commencé à lui tendre des perches. Je suis monté sur l'un des belvédères en haut d'une église, j'ai regardé autour de moi, et j'ai dit : « Ah ! C'est joli quand même ! Et puis c'est grand ! », parce qu'honnêtement, on a beau avoir mangé des Assassin's Creed par kilos, ça fait toujours son petit effet, ce bel espace immense qui reproduit quasiment toute l'Angleterre du IXe siècle, avec ses petits monastères, ses huttes, ses châteaux en bois, ses grandes forêts, sa pluie. Georges n'a rien dit. Et puis, quelques minutes plus tard, sans crier gare, il s'est manifesté sans être sollicité : « Bravo pour l'infiltration. Tu aurais pu faire un raid aussi. » Je ne sais pas s'il était ironique. J'avais repéré un garde, en haut d'une tour, qui gardait l'un des nombreux camps dont la carte semble être, une fois de plus, remplie. J'ai voulu l'assassiner mais mon personnage n'a pas sauté là où je voulais. J'ai été repéré par toute la base. Comme j'étais en haut de la tour, j'ai poussé le garde qui est mort en tombant. Puis tous les gardes, un par un, sont montés, et je les ai poussés, un par un, jusqu'à ce qu'il n'y en ait plus un seul dans le camp. J'imaginais Georges, chez Ubisoft, en train d'appeler sur la ligne rouge : « Yves, on a un problème. Il y en a un qui a compris que l'IA est aux fraises. On passe au plan B. »
Un beau bordel. Le plan B, ce sont les assauts et les raids que Georges voulait me faire essayer. En gros, c'est un peu le même principe que les grandes batailles d'Assassin's Creed Odyssey mais en mieux. Les raids sont des petits assauts, menés depuis un drakkar sur une bourgade ou un camp, qu'on attaque avec une dizaine de compères pour piller tout ce qui s'y trouve et récolter des ressources pour la colonie viking. Comme il y a un peu de monde, c'est un peu le bordel. Les assauts sont la version musclée des raids : là, il y a une dizaine de drakkars qui attaquent un petit fort ou un château, avec plusieurs phases. Comme il y a beaucoup de monde, c'est beaucoup le bordel. Dans la quête qui m'a été donnée, j'attaquais je ne sais quel fort pour délivrer un futur roi quelconque. La première phase était très jolie : 20 drakkars qui s'avancent sous la lune, sous une pluie de flèches enflammées, jusqu'à la première enceinte. Ici commençait la deuxième phase, et j'aimerais bien la décrire, mais honnêtement, je n'ai pas tout compris. Il y a eu une grosse bagarre, des gardes partout, l'impossibilité pour moi de distinguer mes alliés et mes ennemis, et un bélier à pousser pour faire céder la porte, mais je n'ai pas bien su si je devais utiliser le bélier ou combattre les gardes, je pouvais faire les deux. Je ne sais pas s'il s'agit de bugs qui seront réglés ou bien si j'ai mal compris, mais j'ai eu l'impression que tout était très confus. Quand je tenais le bélier, les gardes arrêtaient de m'attaquer, mais je devais faire attention aux flèches qui, la plupart du temps, ne me touchaient pas et, régulièrement, je me prenais un coup d'épée perdu qui ruinait ma santé. Je lâchais le bélier pour me battre, mais ce sont les flèches censées viser le bélier qui me touchaient. Bref, c'était le bordel. À la limite, ça ne serait pas très grave si je n'avais pas recommencé la mission cinq fois, devant un Georges mutique, témoin de ma solitude.
Deux mains pour les gouverner toutes. La première fois, j'ai recommencé parce que je me suis fait tuer par le boss. Je n'avais pas compris que j'avais mal associé les armes dans mes mains. On peut mettre une arme à chaque main et faire toutes les combinaisons qu'on veut. Chaque arme à deux touches associées : un coup fort et un coup rapide. Les coups changent en fonction de la main choisie. Puisque j'avais mis mon bouclier dans ma main droite, mon personnage attaquait avec le bouclier au lieu de parer. De l'autre main, il essayait de parer les coups avec une masse d'arme. Il aurait fallu faire l'inverse, ce que j'ai compris plus tard par moi-même, puisque George m'a regardé faire et échouer, sans jamais dire un seul mot. Je suis mort. J'ai recommencé. Bizarrement pour un Assassin's Creed, j'ai été replacé au début de la mission, et non pas juste avant le boss. J'ai réessayé de tenir le bélier comme la première fois, mais cette fois, impossible de passer, j'étais tué par les gardes. Je suis mort. J'ai recommencé. Cette fois, j'ai combattu les gardes en essayant de me faire aux nouvelles touches. Je suis mort tué par les flèches. Quand j'ai recommencé, je suis retourné sur le bélier, puis je l'ai lâché, et mes hommes ont fini de défoncer la porte, sans que je ne comprenne rien. J'ai finalement réussi à tuer le boss in extremis. Je suais à grosses gouttes. J'imaginais que Georges, qui ne disait rien, diffusait ma partie sur un écran géant chez Ubisoft et qu'il avait passé un message à tous ses collègues sur le Slack de la boîte : « Regardez-moi cet abruti, c'est trop drôle. »
Tu me rappelles Georges, politiquement. Pour terminer, même si Georges ne disait rien, je me suis quand même senti blessé dans mon orgueil. J'ai voulu lui prouver que j'avais enfin compris les touches, au bout de trois heures, et que j'étais capable de bien jouer. Je lui ai demandé de me mener à un boss un peu difficile. Cette fois, il ne m'a fallu que deux essais. La première fois, j'ai presque réussi mais, au bout d'un moment, mes coups semblaient ne plus rien lui faire. J'ai compris la deuxième fois : à force de le rouer de coups, je l'ai empêché de lancer sa seconde forme, qui se déclenche quand il n'a plus que la moitié de sa vie, et j'imagine que c'est pour ça que je n'arrivais pas à le tuer. Honnêtement, je ne suis pas complètement sûr de mon explication, c'était un peu confus. J'ai peut-être simplement mal joué la première fois. Bref. Georges ne m'a pas félicité. Il m'a juste dit : « Il est l'heure, désolé » et j'ai dû arrêter. Ce que je n'avais pas prévu, en revanche, c'est que Georges, juste avant de couper le micro, me demanderait : « Alors, vous avez pensé quoi du jeu ? » J'ai un peu bégayé, parce que je ne m'y attendais pas. J'ai dit que c'était cool, et c'est vrai : ça reste Assassin's Creed, et cet épisode a l'air très bien – c'est très joli, très grand et ils ont ajouté plein de mini-jeux pour varier les plaisirs, comme des concours de boissons, des joutes verbales et des mystères à découvrir –, mais je lui ai dit que je trouvais que c'était un peu le bordel, parfois, quand même. J'ai noté aussi que l'arbre de compétences est devenu un sphérier, comme dans Path of Exiles, avec des dizaines et des dizaines de points à répartir partout, qu'il y a beaucoup plus de choix de dialogue qu'avant et je trouve ça bien qu'Assassin's Creed termine sa mue et s'assume enfin pleinement en tant que jeux de rôle. Je ne sais pas si Georges a compris. Il m'a simplement répondu : « C'est noté, je ferai remonter l'information. » Puis il m'a laissé seul, seul encore une fois, mais un peu moins seul, toutefois, que quand il était avec moi.