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Un des nombreux booklets soluces du magazine Joypad.
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Les premières soluces ont fait leur apparition dans les années 1980, alors que le jeu vidéo commençait à gagner en popularité : l’année 1982 a notamment vu la publication de livres aux titres aussi évocateurs que How To Beat the Video Games ou The Winners' Book of Video Games (à une époque où il ne sortait pas des milliers de jeux chaque année sur Steam, donc, et où les soluces pouvaient se focaliser sur une petite poignée de titres majeurs). Dans les années 1990, période notoirement faste pour la presse vidéoludique, de nombreux magazines comptent des rubriques dédiées aux solutions et aux codes secrets, et sortent régulièrement des hors-séries consacrés à la soluce d’un jeu en particulier – parfois rédigés à l'aide d'astuces envoyées directement par des éditeurs qui cherchent à offrir de la visibilité à leurs titres, sans avoir à déverser le moindre centime pour une publicité.

C’est à ce moment que Sonia, aujourd’hui secrétaire de rédaction et verbicruciste de talent – entre mille autres choses – pour Canard PC, entame sa carrière de « soluceuse », qui s’étalera sur cinq ans et près de cinquante soluces : « J’ai écrit ma toute première en décembre 1998 exactement, pour le service télématique de la société Hachette qui éditait Joystick, Joypad et PlayStation Magazine à l’époque. C’était sur Akuji the Heartless, le genre de nom qu’on n’oublie jamais même si le jeu restait juste correct, car il y avait un énorme enthousiasme à faire ce job et à entrer dans le milieu des mags de jeu vidéo que je suivais depuis quelque temps… Très vite, j’ai naturellement écrit des soluces exclusivement pour les hors-séries de PlayStation Magazine et pour le booklet de supplément mensuel de Joypad. C’est une chance extraordinaire d’avoir pu faire ce métier assez incroyable ; j'y prenais d’autant plus de plaisir que j’ai pu découvrir "pour le travail" des jeux géniaux vers lesquels je ne serais jamais allée spontanément. »
Photo © Abandonware
L'un des nombreux hors-séries spécial soluces de PlayStation 2 Magazine.

Suivez le guide

À l'époque, Fraps n'existe pas encore, et les meilleurs outils d'un soluceur (en plus de son cerveau et d'un éventuel carnet de notes ou fichier de traitement de texte) sont les cartes d'extension spécifiques pour les captures d’écran qui permettent de raccorder la console au PC et d’avoir l’image vidéo du jeu sur le moniteur, via un logiciel d’acquisition. « Il fallait faire la capture au bon moment, et parfois pour être exhaustif sur la façon précise d’exécuter un mouvement (dans les jeux de plateforme notamment), c’était assez chaud de gérer l’action à la manette d’un côté et l’appui sur la touche de capture de l’autre », commente Sonia.

À l'image de nombreux testeurs, elle a rédigé ses soluces à mesure qu'elle jouait : « Au niveau rédactionnel, même si l’écriture restait basique et principalement descriptive, il fallait néanmoins bien connaître le nom des objets par exemple, afin d’être le plus précis et informatif possible pour le lecteur. Je travaillais au départ à la rédac, puis je me suis mise à faire mes soluces à domicile car ça demande quand même un niveau de concentration par moments qui est assez exigeant, surtout dans les passages un peu chauds qu’on a déjà refaits tant et plus, où l’énervement commence à poindre (car il faut absolument y arriver, et assez vite compte tenu des délais) – de plus, ça me permettait de crier des injures seule chez moi plutôt que me retenir ou embêter les autres en public. »

Même les plus pointus et obstinés des joueurs ne trouvent pas tout.

Soluceur haute pression

Au-delà de la pression de finir un jeu, de le connaître dans ses moindres recoins et d'en faire un guide exhaustif dans un temps limité, le métier comporte alors pas mal de contraintes techniques : Capt'ain Ta Race, qui a travaillé en tant que soluceur pour Joystick avant de cofonder Canard PC, se souvient avoir pris jusqu'à deux mille photos de son écran pour la soluce d'un seul jeu  : « Pour faire la carte d'un jeu en 2D par exemple, il fallait prendre une photo de son écran, avancer à droite avec son personnage jusqu'à un point de repère pour pouvoir ensuite tout agencer sur Photoshop, ça pouvait avoir un côté laborieux. »

En moyenne, Sonia comptait cinq jours à une semaine pour réaliser une soluce au complet – sauf exception, type Final Fantasy X, qui lui a donné du fil à retordre avec ses nombreux objets et quêtes cachées : « Il fallait avoir au mieux un walktrough officiel, sinon tout découvrir tout seul aurait explosé les délais alloués, sans pouvoir en plus être vraiment exhaustif à 100 % – même les plus pointus et obstinés des joueurs ne trouvent pas tout. Sur la fin de ma courte carrière de soluceuse, vers 2003, je pouvais aussi m’aider du site GameFAQs qui commençait à prendre de l’ampleur, histoire là aussi de gagner un peu de temps ; évidemment, c’était seulement pour les endroits vraiment insolubles pour lesquels on n’avait aucune idée de quoi faire, ça n’aurait eu aucun intérêt de faire une soluce "assisté" si on ne jouait pas aussi vraiment, dans le même temps, comme n’importe quel joueur passionné. Et c’était vraiment très rare. »

Parmi ses « pires » souvenirs, Ta Race cite sans hésiter Baldur's Gate : « On s’était accordés sur un délai de trois semaines avec mon rédac chef, puis j’ai commencé à voir la taille du jeu, avec plein d'objets super intéressants perdus dans un pauvre bosquet. Je me suis rendu compte que c’était impossible de le terminer dans le délai imparti, même en jouant et en écrivant comme une brute, du matin au soir. Je me souviens être arrivé à une énorme porte, m’être dit que c’était enfin la fin du jeu, pour finalement me rendre compte que je n’étais qu’au premier quart. C’était rempli de recoins, d'objets, de portes – je n'en voyais pas le bout, j'ai fini par craquer et on a publié la soluce sur plusieurs numéros. »
Un des booklets soluces de Baldur's Gate qui, dixit Capt'ain Ta Race, a été son Vietnam, une « putaiiiin zfahfheinziu gnrmblllé  » à faire.

Hotline ami-ami

En dehors des guides écrits, les joueurs coincés pouvaient aussi se tourner vers les hotlines pour passer un coup de fil, évidemment surtaxé, à un soluceur expérimenté. À la suite de la sortie de la MegaDrive en France, en 1990, Sega lance une campagne marketing d’ampleur avec des publicités mettant en scène un punk excessivement musclé qui galère à terminer des jeux comme Sonic ou The Revenge of Shinobi (au point de marteler sa tête contre sa console et de hurler comme un damné en levant ses poings vers le ciel). « Quand c’est plus fort que toi, appelle Maître Sega », susurre une voix-off avant de détailler le numéro d’une hotline destinée aux joueurs en quête d'une main tendue.

Ta Race a bien connu cette période – il a littéralement été Maître Sega pendant six mois, au sein d’une équipe de six personnes (laquelle comptait alors trois femmes, ce qui ne manquait pas surprendre certains joueurs au téléphone), aux alentours de 1992. « J’avais tous les jeux SEGA sur mon bureau, des classeurs remplis de solutions de jeux, et je répondais au téléphone en même temps que mes collègues pour guider les personnes qui nous appelaient. Comme je n’avais pas tout forcément en tête, ça m’arrivait de jouer en plein appel, tout en meublant comme je pouvais pour occuper mon interlocuteur pendant que je farfouillais dans mes classeurs. »

« Qui est l’enfoiré qui a inventé l’existence d’une fontaine ? »

Durant cette période, lui et ses collègues jouaient toute la journée, au rythme de la sonnerie de leur téléphone – en particulier le mercredi, quand les enfants avaient tout le loisir d’utiliser le fixe de leurs parents pour quémander de l’aide. Chaque « Maître Sega » avait quelques consignes à respecter pour assister les joueurs, même si l’ambiance se détendait globalement très vite. « J’avoue que j’ai pu faire quelques conneries, notamment sur des jeux d’heroic fantasy, un genre que je n’aimais pas du tout. Un type m’a appelé parce qu’il était bloqué dans une forêt sans pouvoir avancer, je ramais complètement et j’ai fini par lui dire "Oui, alors il faut aller à droite vers la fontaine, qui va t’amener dans un monde parallèle où tu trouveras une épée magique", et quelques jours plus tard, le mec a rappelé et est tombé sur un autre de mes collègues, qui a caché son micro pour gueuler "Qui est l’enfoiré qui a inventé l’existence d’une fontaine ?"»
Vous n'imaginez pas à quel point les soluces Pokémon m'ont sauvé la vie quand j'étais au collège.

Internet plus ultra

À la fin des années 2000, la presse écrite commence à perdre de plus en plus en popularité face à la croissance du Web – c’est à cette période qu’Alvin_Stick devient rédacteur pour le site Tom’s Game, dont il a notamment géré la rubrique dédiée aux soluces, avant de travailler pour Jeuxvideo.com. À ce stade, le métier de soluceur a déjà bien évolué : « Sur JVC, je n’écrivais plus vraiment de soluces complètes, mais dès qu’il y avait une mise à jour ou un nouveau personnage sur un jeu-service, je rédigeais des guides. Dans les années 2010, les soluces qui avaient le plus de succès étaient souvent des jeux-services, des point & click ou encore des jeux à monde ouvert, comme Breath of the Wild, dont le guide est resté l’un de nos articles les plus lus pendant des années. Il y a aussi une vraie demande du côté des survival horror, parce que des joueurs ont l’habitude de faire un Resident Evil avec une soluce sur les genoux pour avoir moins peur. »

Les walkthroughs vidéo commencent aussi à concurrencer les soluces écrites, bien qu’Alvin soutienne qu’il a toujours existé deux publics différents pour les soluces : « À titre personnel, j’ai toujours insisté pour qu’on continue à faire de l’écrit, à la fois par conviction par rapport à ce que ça pouvait apporter en termes de SEO, mais aussi par conviction personnelle – je préférerai toujours lire la solution à un problème donné en l’espace de quelques secondes que de trouver le bon passage dans une vidéo de plusieurs heures. C’est aussi difficile de rivaliser avec des amateurs qui sortent des vidéos sur YouTube avant tout le monde – parce que je tenais à respecter les 35 heures et éviter que quiconque s’échine à travailler pendant la nuit, c’était de toute façon un combat perdu d’avance. »
Des chaînes YouTube comme celle de MKICeandFire, qui cumule plus de quatre millions d'abonnés, se sont fait une spécialité des vidéos walkthroughs.
Aujourd’hui, les sites français dédiés aux soluces sont relativement rares – citons par exemple le cas de SuperSoluce, qui continue de publier des guides écrits et illustrés par des captures. Comme le souligne Alvin, il y a moins de demande de la part des lecteurs : « Une partie du public, pourtant plus portée sur l’écrit à l’origine, s’est accommodée aux soluces vidéo, simplement parce qu’il y a beaucoup plus d’offre. » À cela s'ajoute aussi le facteur de lassitude des rédacteurs : « Aujourd’hui, c’est très difficile pour un soluceur de suivre plus de cinq jeux-services et de rester pertinent dessus : il faut suivre régulièrement les patch notes de jeux comme League of Legends, de Minecraft ou de Fortnite par exemple, tout en étant extrêmement précis sur son traitement éditorial. J’ai connu un rédacteur pigiste qui était devenu un grand spécialiste des battle royale pendant des années, et qui s’est retrouvé dans la position où il n’en pouvait plus, tout en ne pouvant pas se passer de cette source de revenus régulière. »

Il y a toujours eu beaucoup d’humilité chez les soluceurs.

En outre, l’activité d’un soluceur est souvent considérée comme moins « prestigieuse » que celle d’un testeur  : « Ce que j’ai observé, c’est qu’il y a toujours eu beaucoup d’humilité et d’ouverture d’esprit chez les soluceurs – il y a un côté serviciel, où ils sont là pour aider les gens qui sont bloqués dans un jeu qu’ils ont choisi, pas pour leur dire à quel jeu ils devraient jouer. Quand un titre comme Fortnite ou Pokémon Go sortait, il fallait s’y intéresser, ne pas prendre le phénomène de haut. » Il y a trois ans, Alvin a quitté la presse jeu vidéo, mais ressent toujours à quel point son activité de soluceur a impacté sa manière de jouer : « Il m’arrive évidemment d’être encore pris au dépourvu sur un jeu, mais maintenant, quand je joue à un monde ouvert, que ce soit un Ubisoft ou Genshin Impact, j’ai tout de suite l’impression de travailler. Un jeu qui me bombarde de notifications pour me dire où aller, qui regorge de collectibles et qui me demande en permanence d’aller vers ses secrets, je ne peux plus. Je crois que j’ai passé trop de temps à chercher des petits documents posés par terre dans un coin », conclut-il.