Le crunch time, c’est cette période de la production d’un jeu vidéo durant laquelle il faut travailler vite et beaucoup. Et si possible efficacement. Pour terminer un jeu bien sûr, mais avant cela pour terminer une version que l’on souhaite présenter pendant un salon ou qu’il faut montrer à l’éditeur. Selon les studios, les projets, les équipes, cela dure quelques jours de temps en temps ou un an d’affilée, cela représente quelques longues journées ou des semaines de 70, 80 heures, parfois même plus, c’est vécu comme un fardeau ou un grand et beau moment. Mais où que vous soyez il existe. Parfois comme un repoussoir. Le plus souvent comme une réalité. Il lui arrive de prendre un autre nom (certains vieux l’appellent encore le rush), parfois il n’en a pas vraiment. « Le crunch, j’ai découvert ça en lisant votre papier, nous raconte ce graphiste installé dans le Midi. Enfin le mot, parce que sinon j’ai tout de suite reconnu de quoi vous parliez. »
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Le crunch
Symbole de l’immaturité de l’industrie du jeu vidéo et cause de son incapacité à grandir
Parmi les termes propres à l’industrie des jeux vidéo, le crunch fait figure de symbole. Ce n’est pas pour rien que nous avons intitulé « Crunch Investigation » cette série d’articles consacrée aux conditions de travail dans les studios. En dehors de la blague – évidemment excellente – et de la référence à l’émission d’Élise Lucet, le crunch est une sorte de face visible de la Lune, une partie émergée de l’iceberg du travail dans la production de jeux vidéo. Le symbole et la cause de son immaturité aussi. Par Kalabes et Netsalash
Retrouvez la liste de tous les articles de Mediapart et Canard PC ici : Crunch Investigation
Sur plus d’une centaine de professionnels que nous avons interrogés, ceux qui ne crunchent pas font figure d’exception.
Le décompte des heures. La première difficulté quand on s’intéresse au crunch, une fois qu’on l’a à peu près défini – pour la suite de cet article, on considérera qu’il s’agit d’une période durant laquelle tout ou partie des équipes travaille plus que de coutume, mais restons conscient que cette simple définition pourrait faire l’objet d’une thèse de sociologie du travail –, reste de le quantifier. Les seuls chiffres dont on dispose sont ceux de l’International Game Developers Association (IGDA) 1. Dans le sillage de l’affaire EA Spouse (voir notre encadré « Quelques repères historiques »), l’IGDA avait lancé la mise en œuvre d'un sondage sur la qualité de vie des équipes dans les studios de jeu vidéo, qui s’intéresse, entre autres, au temps de travail. À chaque nouvelle parution, celui-ci montre qu'au moins un développeur sur deux crunche encore régulièrement (51 % selon le rapport 2017). À ceux-là s’ajoutent 44 % de répondants à qui il arrive de « travailler plus longtemps » que leurs horaires habituels. Au fil des années, la tendance est à la baisse. Mais lente et très progressive. Ce qui en étonne plus d’un. Evan Robinson, un vétéran du milieu, écrivait en 2005 : « La plupart des industries ont abandonné le crunch il y a 75 ans pour une bonne raison. C’est la façon la moins rentable de faire le travail. » Douze ans plus tard, il n’existe à notre connaissance pas de tel recueil de données pour la France ou l’Europe. Le grand baromètre annuel du SNJV, qui a plutôt pour ambition d’offrir un panorama du secteur en France, ne fait en tout cas pas mention du temps de travail des équipes.
Note 1 : L’IGDA, association internationale des développeurs de jeu vidéo, qui n'est pas un syndicat, est un groupement professionnel surtout actif en Amérique du Nord.
Mediapart et Canard PCPour cette série d’articles et d’enquêtes sur les conditions de travail dans l’industrie du jeu vidéo, Canard PC s’est associé à Mediapart. Depuis le mois de septembre, deux journalistes de chacune des rédactions travaillent directement ensemble, partageant démarches et informations. Ce croisement des regards et des compétences entre un magazine de jeu vidéo et un média spécialiste de l’investigation, au service d’une enquête commune, est à notre connaissance inédit. Chaque rédaction rédige ses propres articles, en tâchant de coordonner si possible thèmes et dates de publication. Vous pouvez retrouver la liste des différents épisodes de notre enquête ainsi que les liens vers les articles de nos consœurs et confrères opportunément rassemblés juste ici.
Heurts supplémentaires. Sur plus d’une centaine de professionnels que nous avons interrogés, ceux qui ne crunchent pas font figure d’exception (on y reviendra). « Je ne connais pas de studio où l’on ne crunche pas », et toutes les déclinaisons possibles de cette phrase, nous ont été répétés par des gens chez Gumi, Quantic Dream, Ankama, différents studios d’Ubisoft, Gameloft, Eidos Montréal… la liste pourrait continuer longtemps, cela ne changerait rien à l’affaire. Pour l’immense majorité des gens qui font des jeux vidéo, patrons ou salariés, ces heures supplémentaires plus ou moins régulières, plus ou moins rémunérées, sont indissociables du métier. C’est comme ça que ça marche, un point c’est tout. C’est comme ça que ça a toujours marché. Interrogés sur le degré de contrainte qui pèse sur les travailleurs, on a souvent entendu, sous toutes ses variations aussi « si tu ne veux pas rester (le soir et les week-ends, NDR), tu ne restes pas. » Les heures supplémentaires, c’est du volontariat, le fait d’équipes motivées et impliquées. De fait « il y en a toujours qui ne veulent pas en faire, et qui n'en feront pas, nous confirme Laurent*, salarié d’un important studio parisien, mais tu sais très bien qu'on va leur reprocher derrière ». Au moment de l’évaluation trimestrielle, « on transforme ça en “ton implication”». Quand les heures supplémentaires ne sont ni compensées ni payées (ce qui en France devrait être le cas, mais ne l’est pas toujours, ou seulement partiellement : dans certaines entreprises, les heures supplémentaires ne sont rémunérées que lorsque la période de crunch est officiellement déclarée ouverte par la direction), les salariés n’ont que peu de façons de remplumer leur salaire, déjà pas bien épais. La prime de fin d’année, le bonus qui suivra potentiellement la sortie du jeu peuvent être pondérés en fonction de l’évaluation. « L’implication » en sera un des grands critères. Même en l’absence de toute perspective de gratification financière, ce qui est fréquent, environ 40 % des gens qui œuvrent sur les jeux ont un statut précaire (CDD et freelance essentiellement, intermittent parfois). Pour ceux d’entre eux qui aspirent à se voir proposer un CDI, il est important de se faire bien voir. Et d’être « volontaire » pour cruncher.
Si certains et certaines tirent la langue parce qu’ils ne voient plus leur famille ou leurs amis, ils sont plusieurs à manifester une forme d’attachement au crunch.
Survival horaire. Et de fait, si certains et certaines tirent la langue, parce qu’ils ne voient plus leur famille ou leurs amis, ils sont plusieurs à manifester une forme d’attachement au crunch. Emeric Thoa, cofondateur de The Game Bakers (petite structure qui crunche d’ailleurs très peu) se rappelle avec un certain plaisir une mission pour un précédent employeur dans un studio en Chine. Ils sont alors plusieurs étrangers envoyés en ce qu’ils appellent closing, pour aider l’équipe locale à terminer un jeu. « Nous on n'avait pas nos familles sur place, on n’était là que pour ça. Donc on restait tard et on allait boire un verre le soir et on allait se coucher et on recommençait le lendemain. On travaillait 60 ou 70 heures par semaine. (...) J'ai ressenti un effet d'entraînement d'équipe. » Un moment où les équipes se soudent, « où on donne tout ». Bruce*, programmeur dans un studio britannique, nous raconte peu ou prou la même chose : « Il y a une sorte de fierté de cruncher et de sortir quelque chose. Il y a un côté Batman, j'ai souffert, j'ai tout donné, plus que ce que pouvait mon corps, et j'ai battu tous les méchants. » Souvent c’est l’occasion pour les développeurs de laisser leur trace dans un jeu. Le processus de production, par itérations, conduit à jeter beaucoup de travail à la poubelle, et ce qui est produit dans les dernières lignes droites compte. « Si le studio avait ouvert et fermé aux horaires de travail, ça aurait été un moyen de nous refréner mais j'aurais été frustré. Je ne regrette pas cette période, je ne regrette pas ces excès. C'était ma faute. Je les trouve mémorables », continue Emeric Thoa. Le crunch, c’est une façon de construire sa légende personnelle de développeur.
Appel à témoignagesSi vous souhaitez nous parler de votre expérience dans l'industrie du jeu vidéo, qu'elle soit bonne ou mauvaise (car pour établir ce que l'industrie considère comme la règle, pour découvrir la normale et ce qui en sort complètement, on ne peut pas se contenter de témoignages négatifs ou à l'inverse de personnes qui adorent le boulot, bref, il faut de tout), contactez-nous à l’adresse mail « temoignage » à « canardpc.com ». Nous garantissons bien entendu la confidentialité des échanges.
Déséquilibre personnel. Nombre de salariés ou de freelances des entreprises de jeu vidéo, jeunes et inexpérimentés, vivent d’ailleurs ces épisodes comme des moments très formateurs. « Je bossais 70 heures par semaine, je me voyais progresser dans mon travail », nous raconte Jean*, graphiste qui a fait ses armes dans un studio de développement de jeux mobile. Mais ce qui est vrai à 23 ans ne l’est plus à 33. En France, de très nombreux patrons de studios se plaignent d’avoir du mal à recruter des seniors et à conserver leurs salariés sur le long terme. S’ils blâment souvent le Canada et les États-Unis, ils oublient parfois de regarder les conditions dans lesquelles se trouvent leurs jeunes employés : des graphistes, des game designers payés au smic pour des semaines de 70 heures finissent par comprendre qu’une vie équilibrée ne peut se construire dans les jeux vidéo. Jean décrit ainsi comment le crunch qu’il a vécu pendant les derniers mois de 2017 a affecté sa relation avec sa femme et sa santé : « Je rentrais du boulot, on mangeait, je rebossais. On se voyait une heure par jour. Ça nous a bouffés, ça m’a vraiment affecté fort. »
Après cette mission, « j’ai passé un mois en PLS chez moi à pleurer ». Les risques psychosociaux (anxiété, dépression, épuisement professionnel), encore sous-déclarés, pèsent très fortement sur les carrières des professionnels des jeux vidéo. Et en conduisent beaucoup à se réorienter quand ils atteignent la trentaine : « Il vaut mieux travailler sur des projets moins intéressants au premier abord mais avec un budget et un planning confortables, la qualité de vie est bien meilleure », termine Jean.
Les risques psychosociaux (anxiété, dépression, épuisement professionnel), encore sous-déclarés, pèsent très fortement sur les carrières des professionnels des jeux vidéo.
Liés par le crunch. Mais même pour celles et ceux qui tiennent le coup, se pose la question de ce qu’impliquent ces cadences infernales. Saïda Mirzoeva, associate producer dans un studio parisien, souligne l’effacement des frontières entre vie professionnelle et vie privée : « D’un côté les crunches "soudent" une certaine catégorie de gens, de l’autre ils rendent le travail beaucoup trop invasif. On fait tout au boulot, on boit, on joue, on reste dormir, on se marre avec ses copains, on cherche à pécho. Tout cela crée forcément une sorte de microcosme où l'on oublie de construire un meilleur environnement de travail. » Est-on au travail ou dans une gigantesque colocation avec des potes ? La récente affaire Quantic Dream nous semble relever de cette même logique, d’un brouillage des limites entre domicile et bureau qui favorise certains débordements. Et l'épanouissement d'une culture toxique. Johanna Weststar, professeure associée à l’université de Sciences sociales de Toronto, qui participe à l’étude annuelle de l’IGDA, va dans ce sens : « Il faut remettre en question cette façon de construire une camaraderie (autour du crunch, NDR). Si l'industrie souhaite sérieusement réduire le crunch et attirer davantage de gens qui ne collent pas au stéréotype du jeune homme sans attaches, se reposer sur une notion un peu macho de survivalisme n'est probablement pas la bonne voie. »
Le crunch à Canard PCDans la vie de la presse, il existe des moments très comparables au crunch. Simplement, nous appelons ça des bouclages. Selon la périodicité du titre, cette période dure plus ou moins longtemps. Quelques heures pour les journaux quotidiens, quelques jours pour les mensuels. Bimensuel de presse spécialisée, nous ne sommes que très rarement soumis à l’irruption dans l’actualité d’une information qui nécessite que nous travaillions dans l’urgence. Ce sont pourtant, chaque fois, deux ou trois jours pendant lesquels nous arborons tous de profonds cernes sous les yeux et un air concentré.
Chaque année, les chefs établissent avec l'imprimeur, selon des formules aussi magiques que scientifiques, un planning de fabrication. Nous savons par exemple que les fichiers PDF du Canard PC no 374 devront avoir été envoyés à l'imprimeur le 23 janvier avant midi. Ce qui signifie que l'équipe s'est organisée pour que tous les textes aient été écrits, relus, mis en page par la maquettiste, la une finalisée et l'ensemble validé par le directeur artistique et le rédacteur en chef, la veille au soir. Huit années d'expérience dans cette rédaction m'ont enseigné à quel point la phrase précédente, qui semble relever de l'évidence, était en réalité cruciale.
Quand j'ai commencé à Canard PC, les bouclages étaient un moment épique et terrifiant, où l'on se rendait compte à 23 heures qu'il manquait une page, où quelqu'un lançait une partie de Counter-Strike ou de Rotastic pendant que Sonia, à la relecture, et le malheureux désigné pour écrire dans l'urgence (souvent Kahn Lusth, qui cache mal qu'il est le meilleur d'entre nous) réclamaient du calme pour se concentrer, où personne n'osait rentrer avant que tout ça ne fût finit (parfois on se rendait compte qu'il manquait deux pages en fait) et où tout le monde terminait sur les genoux entre 3 et 6 heures du matin. Il fallait payer de la nourriture aux gens, des taxis pour qu'ils rentrent chez eux, et ne pas compter sur leur présence pendant les 48 heures qui suivaient, vu que tout le monde était occupé à ronfler.
Ces douze derniers mois, en dehors des hors-série et des numéros dans lesquels on fait des enquêtes qu'Ivan tient absolument à relire deux cents fois de peur d'aller en prison, on a bouclé entre 18 et 22 heures. Il faut dire que maintenant on a instauré des dates intermédiaires pour rendre les textes et préserver la santé mentale de nos maquettistes qui ne voient plus cinquante pages arriver sur leur bureau le dernier jour. Avant qu'on ne déménage dans le no man's land rempli de start-up, ça nous laissait même le temps d'aller boire un coup en sortant.
Des méthodes pas si nécessaires. Alors faut-il se laisser faire ? Le crunch est-il vraiment indispensable à toute production de jeu vidéo, grosse ou petite ? Bien sûr que non. « Ici, nous raconte Tim*, un cadre du studio suédois Dice (Battlefield 1, Star Wars Battlefront 2) où l’on crunchait autrefois beaucoup, on a des gens qui ont sorti des jeux depuis 15 ou 25 ans. Ils ont la possibilité de voir l'évolution des jeux et de travailler sur l'organisation des équipes pour éviter le chaos, les burn-out. C'est cette expérience qui manque chez énormément de studios. Le crunch vient souvent d'une mauvaise organisation plus que d'une volonté de pousser les gens à bout. C'est une industrie qui fonctionne encore par la passion plus que par une rationalisation. Il y a beaucoup de gens qui n'aiment pas l'encadrement, qui veulent que ça reste quelque chose de passionné, mais ils ne comprennent pas que ça sert aussi à être plus efficace, à protéger les gens qui travaillent dans cette industrie. On impose des contraintes pour éviter de tuer les gens avec qui on bosse. » Concrètement, une partie des vétérans de Dice a donc analysé des années de productions de jeux avant d'arriver à une conclusion claire : « Le crunch, c'est inefficace, contre-productif même, poursuit Tim. Après dix jours, deux semaines pour les plus solides, la quantité de travail en crunch devient négative par rapport à une journée normale. Et non seulement ces équipes produisent moins, mais le nombre de bugs augmente, car avec des gens fatigués il y a plus d'erreurs humaines. » Depuis, Dice, sans pour autant s'interdire des périodes de crunch de moins d'une semaine quand il le faut vraiment, convertit petit à petit ses équipes à un mode de production différent, avec en fin de projet quelques semaines plus intenses, avec moins de pauses, moins de réunions, moins de glande sur le Net et des horaires stricts.
Le crunch du dimanche matin. Le crunch ne touche d'ailleurs pas tout le monde de la même façon. Sur Assassin's Creed Origins, qui comme tout gros AAA d'Ubisoft Montréal a connu un long crunch final, certains s'en sont pourtant bien tirés : « Je ne suis jamais parti plus tard que 20 heures, nous explique Ignace*, programmeur sur Origins. Ce n'est clairement pas courant sur un AAA, et il y a des équipes qui ont fait beaucoup d'heures supplémentaires sur le jeu. Dans la mienne, on connaissait nos tâches des mois à l'avance, tout était planifié avec même de la place pour les imprévus, donc ça s'est bien passé. » Ubi Montréal héberge aussi une équipe qui, après des débuts douloureux (un gros crunch avant un E3, un autre à la sortie), n'a plus, selon nos témoins, fait d'heures supplémentaires depuis des années, celle de Rainbow Six : Siege. Le modèle games as a service, qui implique de continuer à faire vivre le jeu des années après sa sortie à coups de mises à jour et de DLC, se rapproche des modèles économiques des MMO et des jeux mobile et web où, finalement, on ne peut pas vraiment laisser tout le monde s'écrouler à moitié mort une fois le jeu sorti. Débarrassé des deadlines impératives, le développement de jeu vidéo prend un cours normal, avec des horaires normaux. Et le plus beau, c'est que tout le monde y gagne : malgré un lancement difficile, Rainbow Six : Siege, pour continuer sur cet exemple, est aujourd'hui l'un des gros succès commerciaux d'Ubisoft, justement grâce à son suivi. Parmi ceux qui arrivent parfois à très bien se débrouiller (même si ça dépend là presque encore plus de la façon dont le projet est géré) : les studios indépendants. Dans le studio montpelliérain The Game Bakers, responsable de Furi, « on fait des crunchs une fois par projet, quelques jours, c'est pas violent », nous raconte un employé, qui dit n'avoir passé que trois ou quatre dimanches au studio depuis qu'il y travaille, et être rarement resté plus tard que 21 heures en semaine.
Quelques repères historiques
Fin 2004, la compagne d'un développeur travaillant chez Electronic Arts en Californie (elle s'était surnommée « EA Spouse ») publie un blog décrivant les conditions de travail infernales de son conjoint, les semaines interminables et le dédain des dirigeants. L'affaire secoue l'industrie de l'époque et se termine par un accord entre EA et certains employés (ou ex-employés) pour une compensation des heures supplémentaires accumulées.
Fin 2008, le trésorier et membre du conseil d'administration de l'IGDA (théoriquement plutôt du côté des travailleurs que des patrons), Mike Capps, défraie la chronique en affirmant qu'il attend de ses employés, dans son studio Epic Games, qu'ils travaillent au moins soixante heures par semaine, que ça fait partie de la « culture d'entreprise » et que travailler à peine quarante heures est absurde. Devant le tollé, Capps quitte son poste à l'IGDA.
En 2010, c'est chez Rockstar San Diego, durant le développement de Red Dead Redemption, qu'une affaire similaire à EA Spouse éclate, montrant le peu d'avancées sur la question. Là encore des proches de développeurs ont publié une lettre ouverte, là encore Rockstar négocie des compensations pour s'éviter plus de problèmes.
Plus récemment, Alex St. John, le cocréateur de DirectX, s’est illustré en 2016 avec une tribune se moquant de ceux qui veulent un équilibre entre leur travail et leur vie privée, niant la possibilité de burn-out et concluant sur un merveilleux « N'entrez pas dans cette industrie si vous n’aimez pas ses semaines de 80 heures : vous prendriez la place de quelqu'un qui les appréciera vraiment. » En réaction, sa fille, elle-même développeuse dans la Silicon Valley, a estimé qu'il avait fait un « horrible toddler meltdown », ce que nous traduisons librement par « un gros caca nerveux de bébé ».
Un plan encore rempli d’accrocs. D'accord, mais est-ce que ça veut dire que pour ne pas se tuer au travail, il faut forcément avoir une boîte de vieux ou faire des games as a service, des free-to-play, des jeux mobile ou des jeux indés en ayant parfois du mal à joindre les deux bouts ? Ce serait réducteur. « Le crunch est assez évitable si on a de bons producteurs, des gens capables de faire un planning sur un an, détaille Arsène*, graphiste passé par Gameloft Montréal. Il y a des gens capables de dire exactement le temps que prendra chaque tâche en fonction des effectifs. C'est un talent, c'est peut-être ce qui manque souvent dans les studios. » Au-delà de ça, nombreux sont ceux, parmi nos témoins et ailleurs, qui n'imaginent pas qu'on puisse faire un bon jeu sans crunch. « Ce sont les éléments de langage d'un système bien implanté, internalisé par ceux qui le vivent, explique Johanna Weststar. Mais il n'y a pas de lien causal entre rester tard au travail et faire un bon jeu. La nature du développement de jeux, par projets, fait que chaque employé est défini par son dernier jeu, et sa réputation dans l'équipe va être la clé de ses prochains projets. Alors chacun fait ce qu'il peut pour que le jeu soit un succès et pour être essentiel à l'équipe. Quand le planning change, le développeur est la dernière ligne de défense pour sauver le jeu. Le jeu comme sa carrière dépendent de lui. Est-ce un problème de direction ? Absolument. » Mais comment voulez-vous que Rockstar, régulièrement cité parmi les boîtes où le crunch est à la fois le plus intense, le plus long et le plus dur, change ses pratiques alors que GTA V cartonne sans discontinuer et que Red Dead Redemption 2, quoique produit dans la douleur, se vendra à n'en pas douter par millions ? Comment faire, tant que les entreprises continuent de nommer à la tête des équipes des gens certes très compétents dans leur domaine mais rarement formés à la gestion humaine ? Et comment convaincre tant d'éditeurs et de studios qu'il vaut mieux investir dans leurs employés et tout faire pour conserver les plus expérimentés, quand dans le même temps des milliers de nouveaux travailleurs malléables, pas chers et peu formés entrent chaque année dans l'industrie à travers le monde ? En toute subjectivité, nous avons envie de laisser le mot de la fin à Johanna Weststar : « Les développeurs doivent se battre pour une industrie qui leur permette de conserver leur capacité à faire de grands jeux tout au long de leur carrière, sans ruiner leur santé émotionnelle, physique et mentale. » Parce qu'une industrie qui détruit en route tout ou partie de ses forces humaines se pénalise elle-même.
* Le prénom a été changé.
A lire aussi : l'interview de Mariina Hallikainen, patronne de Colossal Order, studio où on ne crunche pas.
Dans le prochain numéro : les luttes passées et actuelles.