Jalopy
Que le grand cric me croque
Aujourd’hui, le road trip est devenu une sorte de voyage fantasmé, que personne ou presque n'ose faire, car en vacances l’important n’est pas le voyage mais la destination. Autrefois, il en était autrement. Ça tombe bien, la balade à laquelle vous convie Jalopy démarre en Allemagne de l'Est en 1990.
Par Netsabes | le 23 avril 2018
En préambule, trois expériences personnelles, espacées d'une dizaine d'années :
I. Je me souviens d'un voyage à Berlin, une poignée d’années après la chute du Mur. C’est un cliché aujourd'hui de dire que cette ville est un chantier à ciel ouvert, mais à l’époque, c’était littéralement ça, avec un quartier en plein centre qui n’était encore qu'un gigantesque terrain vague (et qui est devenu la Potsdamer Platz, autant dire que je préfère la version boueuse). Logé dans une HLM de Berlin-Est (Küsschen à la famille Horn), j’avais découvert la gastronomie locale et notamment une surprenante salade au sucre qui m’a traumatisé à vie. Dans les rues, on pouvait encore voir quelques TrabantNote : 1, avant qu’elles ne deviennent une icône ironique. De Berlin, je garde un souvenir bien plus sinistre que lors de mes visites suivantes, celui d’une ville immense et sous-peuplée, vide et triste, dans un abandon soigneusement entretenu.
Note 1 : La Trabant était la voiture officielle en Allemagne de l'Est. Elle faisait passer la Méhari de Citroën pour un modèle de sécurité routière et reste l'un des rares véhicules moins bien notés que la Renault Fuego.
Ma voiture, qui a le sens théâtral, a attendu de se trouver sur un pont de bois surplombant une chute d'eau, en haut d’une falaise en bord de mer, pour rendre l’âme.
Ma voiture, qui a le sens théâtral, a attendu de se trouver sur un pont de bois surplombant une chute d'eau, en haut d’une falaise en bord de mer, pour rendre l’âme.
Jalopy, c’est Sisyphe en aquaplaning entre Leipzig et Istanbul, avec pause café à Dresde et Dubrovnik.
II. Une demi-douzaine de séjours plus tard, alors que j’étais confortablement assis au 12e rang (à gauche, côté fenêtre) d’un autocar qui devait me ramener à Paris après un nouvel an à Berlin, une chute de neige surprise a provoqué un encombrement monstre sur des centaines de kilomètres, juste après avoir quitté la ville. J’ai donc dû passer vingt-deux heures au lieu de douze dans ce tas de ferraille à la climatisation défaillante, coincé à côté de parfaits inconnus tout aussi anxieux que moi de rentrer. Aujourd’hui encore, ce périple reste mon plus long et plus intense contact avec les autoroutes est-allemandes et leurs stations-service aux charmes timides.
III. Il y a deux semaines, en cherchant des jeux pour remplir le précédent numéro de ce magazine, j’ai joué à Paratopic, une aventure modérément horrifique qui se boucle en une demi-heure. Sa particularité : on y passe la moitié du temps à conduire une voiture sur une autoroute vide, on s’ennuie pas mal alors on regarde par la fenêtre, on change la fréquence de l’autoradio, on évite le rail de sécurité car même si on ne risque rien on a des principes… et on roule surtout, on roule. On roule et on attend.
Autoroute de l'Est. Jalopy, c’est la fusion de ces trois aventures pour n’en former qu’une seule. On roule sur les autoroutes est-allemandes (et à travers l’Europe de l’Est), coincé dans le maigre habitacle d’une simili-Trabi et, accompagné de son moustachu tonton, on écoute la radio et on joue à monter et descendre les fenêtres pour passer le temps, en surveillant la route du coin de l’œil. On visite des villes vides, tristes et mornes, dont le contour gigantesque que l’on distinguait au loin laissait pourtant espérer le meilleur, on dort dans des motels miteux, dont tous les autres occupants restent enfermés (et où sont leurs voitures ? sur le parking il n’y a que notre épave), on commerce dans des stations-services aussi accueillantes qu’un parloir de prison... On roule, on attend. On fait le plein, on roule, on attend. Et qu’on réussisse, ou pas, à atteindre le lointain pays où veut nous emmener l’oncle, peu importe : on recommencera la prochaine partie au point de départ, prêt pour un nouveau voyage dont il faudra bien choisir la route, pour lequel il faudra de nouveau bien s’équiper. Jalopy, c’est Sisyphe en aquaplaning entre Leipzig et Istanbul, avec pause café à Dresde et Dubrovnik.
Garage against the machine. Je force le trait, bien sûr, on ne fait pas que conduire dans Jalopy. On retape sa Trabant (le développeur n’a pas obtenu la licence officielle, alors il appelle ça une Laika, mais c’est une Trabant), on mélange huile et carburant pour mieux rouler, on passe un coup d’éponge sur les taches de boue, on revisse des roues... Et avec quel argent est-ce qu’on achèteNote : 2 tout ça ? Petit à petit, la nécessité de la route vous transforme en une sorte d’éboueur-ferrailleur, qui ramasse les déchets urbains et les cartons tombés des camions pour aller revendre ses marchandises (10 balles la bouteille de vin, 25 centimes le gobelet mais il n’y a pas de petits profits) dans les stations-service. C’est ainsi qu’on progresse dans Jalopy, pas en enchaînant du kilomètre sur des lignes d’asphalte mais en revendant des paquets de clopes contre un plein, un pneu ou un kit de réparation du moteur. Dans le but d’atteindre chaque soir une nouvelle ville, toujours plus à l’Est, certes, mais bientôt ce n’est plus la route ou le paysage que nos yeux regardent, mais les bas-côtés, que l’on scrute inlassablement à la recherche d’une caisse contenant un butin à la fois risible et indispensable. Jalopy y gagne d’un point de vue ludique (on a quelque chose à faire, un but à court-terme en plus du vague objectif général) mais y perd aussi beaucoup en mélancolie. On ne prête presque plus attention à l’étrangeté de cette station-service rutilante desservie par un unique chemin boueux au milieu d’une forêt, on n’écoute plus vraiment l’oncle qui raconte des histoires sur chaque pays qu’on traverse. On cherche des caisses, car la caisse, c’est la vie.
Note 2 : On ne peut pas simplement se tirer avec un jerrycan d'essence. J'ai essayé.
Accident bête. Malheureusement, ce n’est pas le seul souci de Jalopy, qui malgré deux ans en accès anticipé reste aussi perclus de bugs qu’une vieille Trabant. Il est parfois impossible de sortir de la voiture ou de bouger après en être sorti, des objets disparaissent du coffre par enchantement, l’oncle peut rester figé sur place... À cause de bugs, j’ai plusieurs fois dû recommencer de zéro un trajet pourtant bien parti. Ce n’est jamais dramatique, Jalopy n’est de toute façon pas un jeu fast & furious, mais n’empêche, il reste incompréhensible qu’il sorte dans cet état après tout ce temps. Petit à petit, le spleen du joueur fatigué de devoir lutter contre les bugs remplace celui du conducteur errant sur la route, et Jalopy rate sa sortie.