Il faut reconnaître une certaine constance à Nintendo : cela fait bientôt douze ans, depuis les débuts de la Wii fin 2006, que le constructeur japonais tente de nous refourguer du motion gaming à toutes les sauces, de toutes les façons possibles. Nintendo Labo n’est que la dernière occurrence d’une longue série. Il y a eu la grande époque de la Wii, bien sûr, avec ses jeux simplistes où l’on faisait de grands gestes du bras (ou parfois de petits mouvements du poignet) et où l’on se convainquait que les personnages à l’écran les reproduisaient de façon réaliste. Une époque où, pour enrober les wiimotes, Nintendo et d’autres fabricants vendaient d’innombrables gadgets : volant de course, canne à pêche, crosse de fusil, épée et bouclier, batte de baseball, club de golf, raquette de tennis, queues de billard, gants de boxe, baguettes de batterie, saxophone, guitare, maracas, violon, pom-poms... Tout était bon pour habiller la wiimote. Et tout était aussi parfaitement inutile. Plus récemment, il y a eu les mini-jeux de 1-2-Switch, qui revenaient à une forme d’épure en retirant tous les accessoires, et qui servaient surtout de démonstration technique des capacités des joy-cons, les wiimotes de la Switch.
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Nintendo Labo
Pli sélectif
Hâte et envie, voilà ce qui caractérisait nos sentiments, notre élan, notre attitude, en recevant Nintendo Labo à la rédac. Immédiatement, nous nous mîmes à la tâche, car nous avions bien conscience qu’assembler tous ces jouets en carton ne se ferait pas en un claquement de doigts. Nous en sortîmes fourbus, épuisés, perclus de courbatures jusqu’aux auriculaires. Il n’est pas impossible, également, que ce week-end que nous passâmes à soigneusement plier du carton, faire des double-nœuds, coller de minuscules gommettes et glisser des élastiques dans de fines encoches, nous ait rendus complètement zinzins. Par Kalabes et Netsalash.
Il y a de quoi être épaté.
Jean qui rit et Jean qui plie. Labo mélange ces deux approches. Avant d’aller plus loin, il faut toutefois expliquer comment ça marche. Une boîte contient une trentaine de planches de carton ondulé prédécoupées. Votre mission consistera, accompagné par les bienveillantes et très verbeuses instructions affichées sur la Switch, à construire des jouets à partir de ces planches – des instructions qui conduiront Netsabes à prononcer ces mots d’un air à la fois docte et pénétré : « Les didacticiels de Nintendo Labo sont la grande œuvre narrative méconnue de ce siècle, il y a un niveau de création, d’imagination et de renouvellement permanent qui force le respect et l’admiration, sans pour autant que ce soit show-off. » Une fois assemblé (une période de sérénité et de plénitude qui peut durer de quelques minutes à deux ou trois heures, suivant la complexité du machin), chaque toy-con (c’est le nom des objets en carton selon Nintendo) peut accueillir un ou plusieurs joy-cons et éventuellement l’écran de la Switch. On peut alors lancer un mini-jeu, qui ne fonctionne qu’avec cette configuration précise, et dont l’intérêt varie là aussi grandement selon les objets, sans cependant jamais dépasser le « bof, pas mal ». En détail : l’insecte utilise les vibrations de deux joy-cons pour se déplacer, la maison, la moto et le robot se servent principalement du capteur infrarouge d’un des deux joy-cons pour détecter des changements à l’intérieur de chacun des objets, et la canne à pêche comme la moto ont surtout recours à l’accéléromètre et au gyroscope intégrés aux manettes pour créer des interactions avec l’écran. Sur le principe, tout ça est, comme toujours avec Nintendo, d’une inventivité qui force l’admiration. De même, on ne peut que saluer les prouesses qui permettent à tout le monde de monter des objets tout de même pas si simples à partir de quelques feuilles de carton et d’une poignée d’accessoires. Il y a de quoi être épaté.
Fiche technique
Noms : Nintendo Labo Toy-con 1 Multi-Kit et Toy-con 2 Robot
Genre : travaux manuels
Développeur : Nintendo EPD (Japon)
Éditeur : Nintendo
Date de sortie : 27/04/2018
Téléchargement : beaucoup d’espace (physique)
Langue : français
Plateforme : Nintendo Switch, vaste plan de travail
Prix : 70 € environ par boîte, autour de 10 € le pack de remplacement pour pièces perdues
Le carton c’est bon, c’est le steak de la mer. Rien ne crie plus « gadget inutile » que le toy-con Robot, vendu à part (70 euros !), qui prend un temps interminable à monter (ce n’est hélas pas le plus intéressant, il a beau être imposant et constitué de beaucoup de pièces et de modèles différents, il repose sur une mécanique, certes ingénieuse, mais très simple)... pour au final vous mettre simplement dans la carcasse d’un gros robotNote : 1 qui tape sur des trucs plus ou moins au pif dans une ville futuriste. Autrement dit, rien qu’on n’aurait pu faire juste avec une manette en main, ou des joy-cons (ou wiimotes, même, tant qu’à faire) et de la simple reconnaissance de mouvements. Bref, le toy-con Robot est au jeu du même nom ce que le volant pour wiimote est à Mario Kart 8 : superflu. Le gameplay du titre n’a d’ailleurs pas grand intérêt, ce qui rend l'ensemble bien trop cher et peu recommandable.
Note 1 : Ce qui rappelle très fort Project Giant Robot, jeu annoncé par Nintendo en 2014 pour la Wii U, puis officiellement annulé l’an dernier. Mais chez Nintendo, rien ne se perd, tout se recycle.
« Les didacticiels de Nintendo Labo sont la grande œuvre narrative méconnue de ce siècle, il y a un niveau de création, d’imagination et de renouvellement permanent qui force le respect et l’admiration, sans pour autant que ce soit show-off. » – Netsabes
Il est Labo le lavabo. Il en va un peu de même pour la plupart des autres jeux du pack principal (lui aussi vendu 70 euros) : le piano (tiens, la musique, une autre marotte de Nintendo. Qui se souvient de Wii Music ?) aurait aussi bien pu fonctionner en utilisant l’écran tactile de la console, le jeu de moto aurait sans doute été bien meilleur s’il avait été contrôlé à la manette (car en motion gaming, c’est la catastrophe, et c’est dommage car c’est l’un des plus poussés)... Finalement, tous les jeux de ce pack servent bel et bien de démonstration des capacités des joy-cons et de la console elle-même : régler la fréquence des vibrations pour bouger l’insecte, admirer la finesse du gyroscope et de l’accéléromètre dans le jeu de pêche, où l’on dirige un simple crochet au bout d’un fil, observer combien de bidules on peut accumuler dans l’écran de la maison sans que rien ne rame... C’est chouette, rigolo et parfois bien fichu, mais comme la plupart des démos techniques conçues depuis l’invention du concept de démo technique (en 1977 dans un laboratoire secret de l’armée américaine, selon la rumeur), on s’en lasse bien vite.
À quel âge laboter ? De prime abord, il est possible de se laisser berner. Sur la boîte que vous achetez en magasin, les marquages PEGI et ESRB, destinés à empêcher les parents responsables de confier à leurs gosses des jeux au contenu trop explicite ou violent pour leur âge, indiquent fièrement que Nintendo Labo est tout public. Un petit rond vert orné d’un 6+ laisse entendre que l’âge idéal pour se lancer dans la réalisation d’une boîte de Nintendo Labo correspond peu ou prou à l’entrée à l’école élémentaire. L’adulte que vous êtes, les adultes que nous sommes, se disent donc, au terme d’une intense réflexion, qu’il s’agit d’une activité destinée aux enfants. Le contenu annoncé des boîtes tend à nous faire persister dans cette croyance : une moto, une petite maison façon poupées, un piano de la taille d’une boîte à chaussures, une canne à pêche bleue des mers du Sud, un robot… Tous ces objets qui évoquent l’enfance ne nous font rêver que parce qu’ils font rêver le gosse que nous avons su préserver au plus profond de notre cœur.
Enfant la tulipe. D’ailleurs, à la rédaction, quand est venue l’heure d’organiser cette session de joie et d’amusement, nous avons immédiatement songé à convoquer d’authentiques bambins de notre entourage. Quoi de mieux, pensions-nous, que de voir leurs grands yeux se remplir d’excitation alors qu’ils réaliseraient, de leurs petits doigts potelés, tous ces objets simples et beaux ? Quel plus grand bonheur professionnel, imaginions-nous, que de partager avec ces êtres purs quelques heures hors du temps ? Hélas, la vie est cruelle, pensâmes-nous, quand une mère inquiétée par les grèves revint sur sa promesse de nous confier une de ses petites créatures. La vie est bien foutue, comprîmes-nous environ deux heures plus tard, quand, les sourcils froncés et la langue tirée, nous nous échinions à découper des pièces en carton sans les déchirer ni les plier n’importe comment, à coller de minuscules gommettes brillantes (les « marqueurs adhésifs ») sur des zones riquiquis et à faire passer des élastiques dans des encoches fines comme de la dentelle.
Pliage ingrat. Car si c’est un bonheur que monter tous ces objets, notamment parce que l’on se met à comprendre, enfin, comment quantité de mécanismes de la vie de tous les jours fonctionnent, il nous est apparu que, peut-être, était-il un peu optimiste d’y convier sa petite nièce âgée de six ans. Les facultés de coordination, de motricité fine, d’attention, de planification requises pour parvenir au bout du montage de tous ces machins en vague autonomie, auraient plutôt tendance à nous faire pencher pour un solide minimum de 12 ans. En plus de quoi les instructions sont écrites, il faut donc, a minima, savoir lire (cela dit je n’ai pas essayé de me contenter des images). Nous-mêmes avons dû nous y mettre à deux avec une spécialisation des tâches pour obtenir un résultat satisfaisant. Nous tremblons rien que d’imaginer ce qui serait advenu si nous avions jeté un enfant là-dedans : tempête, chaos, destruction, rachat en panique et à prix d’or de planches de remplacement (car Nintendo vend aussi les planches nécessaires à la fabrication des jouets au semi-détail moyennant une dizaine d’euros par accessoire). Ce à quoi il aurait fallu ajouter la frustration de voir un enfant faire tous ces trucs qu’on aurait eu super envie de faire à sa place. Mais ce n’est pas tout. Il y a plus grave.
PEGI la cochonne. En dépit du PEGI tous publics annoncé, il nous est apparu que les rédacteurs des nombreux textes qui accompagnent, depuis l’écran de la Switch, l’exécutant dans le montage des objets en carton étaient dotés d’un esprit fort mal placé. C’est ainsi que la fabrication de chaque touche de piano en carton nous suggère de « laisser la petite queue en l’air ». Que l’on nous répète à l’envi « c’est étroit mais ça passe » et autres « poussez bien jusqu’au fond ». Mais le plus scandaleux, c’est sans aucun doute la canne à pêche, dont les instructions ont sans doute été recyclées d’un téléfilm italien diffusé sur La Cinq en 1988 ou 1989. Les trois morceaux de canne téléscopique s’appellent Canette, Calinette et Canaille, et s’emboîtent dans de longs râles de plaisir et une excitation débridée : « Maintenant que Canette est prête, elle va pouvoir s’occuper de Calinette ! » Coup de grâce quand le jeu nous invite à « vérifier que la queue de Calinette est bien pliée vers le haut ». Après tout ça, que l’on ne me fasse pas croire que c’est GTA qui pervertit la jeunesse.
Labotte secrète. Que faire dans Labo une fois qu’on a tout monté et fait le tour des mini-jeux ? Il reste le « Labo secret », un espace de création intégré dans chacun des deux kits. Il s’agit en réalité d’une interface de programmation (qu’un programmeur jugera simpliste et un profane incompréhensible) assez sommaire de la Switch, des joy-cons et des toy-cons. On peut y reprogrammer le piano pour jouer de la guitare, créer une horloge ou des bongos... mais comme on ne peut pas importer de graphismes ni accéder aux ressources de la console, cela reste tout de même très limité. Les esprits les plus brillants parviendront à y créer des merveilles dont ils seront les seuls à profiter (car il n’y a pas de système pour les partager), mais on peut finalement faire des choses plus ludiques (et de façon plus intuitive) avec un Makey MakeyNote : 2, pour à peu près le même prix. Que reste-t-il à Nintendo Labo, finalement ? Le plaisir d’assembler les toy-cons, qu’on ne retrouve pas vraiment ailleurs, mais qui disparaît trop vite.
Note 2 : Un kit qui permet de connecter un PC avec à peu près n’importe quoi, d’une banane à un splouch de mayonnaise en passant par une carte à jouer. Pratique pour les programmeurs en herbe.
Après les chutes
Qui a déjà joué aux Lego ? (OK, qui n’a JAMAIS joué aux Lego ? Commencez plutôt par ça) connaît le plaisir tactile qu’il y a à ressentir au bout des doigts la piqûre légère des pièces aux angles les plus droits, ou la joie que l’on éprouve à tremper ses mains dans un bol ou un sachet rempli des plus petits morceaux. On n’est pas à la plage, mais presque. Même chose pour le montage : on aligne précisément, on enfonce, on clipse, tout ça est fort satisfaisant. On pouvait légitimement s’inquiéter des capacités de Nintendo Labo à ce niveau (car après tout, on a rarement l’occasion d’assembler du carton ondulé de nos jours, à part les peu complexes caisses de déménagement), mais que nenni. Les formes prédécoupées se retirent des planches de support en carton, ni trop fin ni trop épais, donc ni trop doux et ni trop rêche, avec un agréable et léger crissement, et un peu de résistance mais à peine. Une fois une pièce détachée, et avant de la plier, il faut en extraire les chutes, les interstices eux aussi prédécoupés qui partiront pour la poubelle. Ces petits morceaux quittent souvent leur nid de carton à grande vitesse, mais avec des bruits étouffés que je ne me lasse pas d’entendre. Quant au montage, s’il est en grande partie silencieux, il émet d’agréables chuintements quand on rabat un pan sur un autre. Soyez tout de même prévenus : une fois que tout est monté, plus encore qu’avec les Lego (qu’on peut démonter et remonter à volonté, ici moins car ça s’abîme vite), une légère dépression peut vous frapper au moment où vous comprendrez que tout est fini, que ce plaisir fugace est désormais passé, peut-être pour toujours.
Correspondez-vous au profil type des joueurs de Nintendo Labo ?
– Entretenez-vous une relation intense et fusionnelle avec votre aspirateur ?
– Disposez-vous d’un espace de plus de vingt mètres carrés dédié aux jeux dans votre demeure d’au moins cinq pièces ?
– Quand vous aimez faire quelque chose, êtes-vous capable de vous y adonner encore et encore de manière obsessionnelle plus d’une centaine de fois par jour ?
– Préférez-vous quand c’est plus cher ?
– Possédez-vous des enfants ?
– Possédez-vous des enfants et préférez-vous tout faire à leur place car ils vont tout saloper et ça coûte tout de même une blinde ce truc, je sais qu’on avait dit que tu y jouerais mais on ne va pas en racheter un autre alors tu laisses papa et maman faire, OK ? (Celle-ci était une question piège, tout le monde va répondre « oui ».)
– Préférez-vous les jeux vidéo de quand c’était mieux avant, quand on pouvait s’amuser avec trois bouts de ficelle et un petit jeu d’arcade dont on fait le tour en cinq minutes et auquel on n’a ni l’envie ni l’intention de retoucher ensuite ?
– Auriez-vous aimé visiter le festival berlinois A Maze où l’on trouve de nombreux jeux à contrôleurs alternatifs, du plus simple au plus perché (il y avait même une vulve en plastique métallisé cette année), mais aviez-vous peur de ne pas être à l’aise au milieu de gens jeunes et beaux et souvent tout de même berlinois ?
– Aimez-vous comprendre comment ça marche surtout quand on vous parle comme à un élève de primaire ?
Si vous avez répondu (intérieurement, ou en entourant soigneusement les réponses) oui à au moins huit questions sur neuf, félicitations ! Vous êtes effectivement fait pour Nintendo Labo.
Des plis bien nets
Peu de temps avant son internement en hôpital psychiatrique (super excuse de sagouin pour nous fausser compagnie et manquer le bouclage, bravo l’artiste), Netsabes avait commencé à écrire ce texte (non terminé ?), que nous reproduisons tel quel : « Voilà plus de vingt ans maintenant que j’utilise ce pseudonyme, et à peu près autant d’années que tout le monde, ne sachant comment le prononcer, le raccourcit en “nets”. D’ailleurs, c’est aussi comme ça, nets, que j’ai appelé mon avatar sur la Switch de la rédac, et c’est donc ainsi que s’adresse à moi le logiciel de Nintendo Labo. Jusqu’ici, tout va bien. Sauf que lors du montage des cartons, le même logiciel répète inlassablement, pour chaque pliure de chaque morceau de carton de chaque objet, qu’il faut faire des plis bien nets. Une fois, ça se remarque mais on n’y pense pas. Des plis bien nets. Mais dix fois, vingt fois, cent fois, mille fois, un million de fois... DES. PLIS. BIEN. NETS. Mentalement, c’est épuisant. Le jeu me parle-t-il ? Des plis bien nets. Encore et encore. Suis-je pris au piège ? Comment en sortir ? Pensez à faire des plis bien nets. Ça n’arrête jamais. Des plis bien nets. »