Epic Games est un studio (américain, bien que possédé par le chinois Tencent) bien connu des joueurs depuis pas loin de trente ans pour le moteur Unreal Engine, les jeux Unreal Tournament et Gears of War, mais surtout, plus récemment, l’immense succès de Fortnite. Le tsunami de dollars que représente ce dernier, vendu en direct par Epic, a donné des ailes au studio qui a lancé début décembre l’Epic Games Store (EGS), sa propre boutique en ligne.
Elle est ouverte aux éditeurs tiers avec des conditions commerciales très agressives : au lieu des 30 % de commission pratiqués sur les ventes par Steam ou Apple, Epic ne prendra que 12 % et fait un cadeau supplémentaire aux jeux réalisés avec l’Unreal Engine (qui ne payeront pas les 5 % de royalties du moteur). Son patron Tim Sweeney s’est permis au passage d’expliquer que les magasins à 30 % de commission faisaient 400 % à 600 % de marge, puisque selon lui les frais sur la vente d’un jeu culminaient à 6 % (2,5 % de frais de paiement, +1,5 % d’hébergement et bande passante, +1 % à 2 % de coûts variables). En prime, Epic promet une meilleure visibilité pour les différents jeux ainsi qu’une meilleure gestion des comportements toxiques au sein des communautés.
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Steam : qui s’y frotte, c’est Epic !
La bataille des magasins numériques de jeux vidéo a pris de l'ampleur année après année, à mesure que les grands éditeurs tentaient de contester la position de Steam en lançant leurs jeux en exclusivité sur leurs propres échoppes (Origin, Battle.net…). Mais cette fois c’est un développeur qui jette un défi à Valve.
Steam a contre-attaqué avec quelques jours d’avance en annonçant une réforme de son taux de commission.
Opération à Valve ouvert. Bien que Tim Sweeney ait déjà par le passé taxé Apple et son App Store de « parasitisme », ou lancé Fortnite sur Android sans passer par Google, la cible principale de son offensive semble bien être Steam. La plateforme ne s’y est pas trompée. Probablement avertie du lancement de l’EGS, Steam a contre-attaqué avec quelques jours d’avance en annonçant une réforme de son taux de commission, qui passe des 30 % officiels à 25 % voire 20 % pour les jeux réalisant les plus gros chiffres d’affaire (respectivement 10 et 50 millions de dollars).
Soudaine, cette annonce a fait grincer de nombreuses dents dans le milieu des développeurs et éditeurs indépendants. Car non seulement leurs jeux ne sont pas concernés par cette soudaine générosité (à relativiser, car on peut penser que les éditeurs n’étaient en réalité sans doute pas tous logés à la même enseigne), mais en plus leurs principaux problèmes sur la plateforme sont ignorés. La masse de jeux plus ou moins pourris présents sur Steam dégrade la découvrabilité des jeux de qualité mais dépourvus de budget marketing et, cerise sur le gâteau, une modification des algorithmes en octobre 2018 a fait baisser encore leur visibilité de façon spectaculaire. Dean Hall (ex-DayZ) a ainsi témoigné que la page de son nouveau jeu (Stationeers) est réduite à 10 % de son trafic habituel depuis octobre.
L’annonce d’Epic arrive à point pour cristalliser le mécontentement de toute une catégorie d’acteurs de petite et moyenne taille qui se sentent totalement méprisés par Steam et Valve.
Quelles sont les cibles ? Ni les jeux Electronic Arts (distribués sur Origin), ni ceux d’Activision Blizzard (présents sur Battle.net) ne sont évidemment visés par Epic. Ubisoft, qui a lancé son magasin Uplay sans le rendre obligatoire pour le moment, est un cas un peu à part : l’éditeur français sera-t-il tenté de voler en solo, comme le fait Bethesda pour Fallout 76, ou continuera-t-il d’être présent partout ?
En dessous d’eux, on trouve de gros ou très gros acteurs, dont les jeux se vendent par millions (Square Enix, Take Two, Sega…) et qui peuvent être tentés soit d’apparaître sur les deux plateformes pour tester et encourager la concurrence, soit de négocier une exclusivité si les conditions sont bonnes. Ce sont ceux que Steam a tenté de rassurer préventivement avec sa baisse de commission.
Et encore en dessous, une myriade de petits éditeurs ou développeurs indépendants, qui ne sont sans doute pas impressionnants en volume, mais dont la créativité permet de renouveler et d’élargir le public, voire de faire émerger les Minecraft ou Rocket League de demain.
80 millions de « joueurs uniques » de Fortnite par mois n’ont pas la même valeur que 90 millions « d’utilisateurs uniques » mensuels de Steam.
Séduire les fournisseurs. Pourquoi passer sur l’Epic Game Store pour un éditeur/développeur ? Le coût est évidemment un facteur, et une commission presque trois fois moins élevée représente un argument de poids : sur un jeu à 20 euros, s’il vous revient 17,60 euros plutôt que 14 euros, cela représente plus de 25 % de chiffre d’affaires supplémentaire. Mais il vaut mieux vendre 100 000 jeux à 14 euros que 75 000 à 17,60 euros : les questions clés sont donc la taille du marché, le nombre de clients potentiels de chaque magasin et surtout la réceptivité de ces clients.
Epic a beau s’appuyer sur environ 80 millions de « joueurs uniques » de Fortnite par mois (sur 200 millions d’inscrits), ils n’ont pas le même potentiel que les 90 millions d'« utilisateurs uniques » mensuels de Steam. Dans un cas il s’agit de pratiquants d’un free-to-play souvent trop jeunes pour avoir leur propre carte bleue, dans l’autre en grande partie de clients adultes ayant l’habitude de payer. Certes, l’opportunité offerte au démarrage de l’EGS (parce que le catalogue est encore minuscule) peut compenser en partie ce décalage par une visibilité inhabituelle, mais c’est un pari risqué qui reste à vérifier.
La prudence voudrait que les éditeurs cherchent à se positionner sur les deux plateformes pour en évaluer d’abord le potentiel. Mais cela représente une difficulté logistique supplémentaire pour certains jeux, qu’il s’agisse de connecter les joueurs dans le cadre de parties en multi, ou simplement de gérer les clients et leurs données. Sans compter que les magasins eux-mêmes seront peut-être tentés de mettre en place un système de carottes et de bâtons pour inciter à l’exclusivité.
Et nous, et nous, et nous ? Si l’on excepte le point de vue théorique, à long terme, des bénéfices de la concurrence pour le consommateur, avoir ses jeux dispersés sur plusieurs plateformes est largement plus pénible pour le joueur que de trouver tous ses amis et ses jeux au même endroit. N’oublions pas que Steam n’a vraiment décollé au-delà de son objectif initial (assurer à Valve l’indépendance de la gestion des jeux Half-Life et Counter-Strike) que lorsqu’il s’est mis à proposer des améliorations de la vie des joueurs (la gestion automatique des patchs, puis le lancement de Steamworks pour le jeu en réseau et la communication, Steam Cloud pour les sauvegardes, etc.). Or, pour l’instant, la seule annonce d’Epic qui vise les joueurs est la présence d’un jeu gratuit chaque quinzaine.
Reste la question du prix : pour reprendre l’exemple plus haut, un développeur est théoriquement en mesure de proposer son jeu à 18 euros sur l’EGS contre 20 euros sur Steam, et de gagner malgré tout 13 % de plus par jeu. Le feront-ils ? Et s’ils le font, 10 % d’économie valent-ils la peine pour un joueur quand il existe déjà de multiples façons, légales, d’obtenir des jeux Steam moins cher ? (soldes ou vendeurs tiers, par exemple).
En attaquant bille en tête avec une baisse spectaculaire du niveau de commission, Epic s’est assuré un écho maximal dans le milieu du jeu vidéo et a brossé dans le sens du porte-monnaie toute une frange de développeurs qui se sentaient par ailleurs méprisés par Steam. Mais une partie des promesses qui leur sont faites, notamment sur la découvrabilité et les facilités marketing, n’engagent que ceux qui y croient : faciles à lancer avec une boutique qui compte à peine une dizaine de jeux, difficiles à réaliser quand il y en aura des centaines, sinon des milliers. Et qu’en sera-t-il de la neutralité de la plateforme lorsque deux jeux entreront en concurrence, l’un avec l’Unreal Engine à bord, l’autre avec Unity par exemple ?
En tout cas une chose est certaine : avoir de bons fournisseurs est utile pour un magasin, mais séduire les clients ne l’est pas moins. Or pour l’instant, Epic ne s’est pas réellement adressé aux joueurs.