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Disco Elysium, entretien avec Robert Kurvitz
« Se planter rend le jeu plus intéressant. »
Robert Kurvitz, lead designer et lead writer de Disco Elysium, a répondu à nos questions sur le roleplay de la lose et les ambitions de son RPG.
Sommaire du dossier :
I. Le livre dont vous êtes le blaireau
II. Entretien avec Robert Kurvitz
« Je veux que les gens attendent beaucoup plus de l'écriture dans les jeux vidéo. »
Canard PC : Dans les jeux de rôle, on veut en général qu'un échec de la part du joueur soit suivi de conséquences négatives. Mais comment punir le joueur pour ses échecs dans un jeu où il incarne de toute façon un énorme blaireau ?
Robert Kurvitz : Jamais en lui coupant l'accès à une partie du jeu. L'échec doit nourrir de futures réactions, en réponse à ce qui vient de se produire. Il faut susciter l'embarras, de la peur, des regrets. Et surtout, il faut que ça soit une vraie expérience, assez bien écrite pour que le joueur la trouve précieuse dans la construction de son personnage et n'ait pas envie de recharger sa partie aussitôt après. On a travaillé très dur pour que ces échecs comptent parmi les meilleurs moments du jeu en termes de roleplay, et j'ai l'impression que les gens se sentent plus proches de leur personnage quand il se plante que quand il réussit.
Il y a par exemple une scène où vous devez interroger huit types armés seul avec votre partenaire. Ils avouent avoir commis le crime, mais ils vous narguent. « Sors ton arme, on va te buter ! » Il n'y a rien que vous puissez faire contre ces huit types, vous êtes complètement impuissant, mais vous êtes quand même un flic (qui doit les arrêter, NDLR). Or, si vous échouez trop de fois à prendre le contrôle de la situation, vous vous mettez à faire des trucs DINGUES. Vous allez dégainer votre arme, la poser sous votre menton et menacer de vous suicider ! C'est la pire décision du monde ! Votre partenaire essaie de vous aider, ça dure des plombes… et tout le monde se souviendra de ce moment.
C'est très fort pour votre personnage de vivre ça. Vous découvrez des choses sur lui que vous n'auriez pas découvertes autrement et tout ça aura des conséquences plus tard. Ou même immédiatement, parce qu'il est bien plus difficile de convaincre ces types maintenant qu'ils vous voient comme ce flic cinglé qui essaie de se tuer. Alors il faut mini-maxer, redistribuer des points (dans la fiche de perso, NDLR), repenser votre tactique, aller parler à leur boss, réfléchir à comment les manipuler. Se planter rend le jeu plus intéressant.
Quel genre d'histoire voulez-vous raconter dans Disco Elysium ?
D'abord, une enquête très, très bien ficelée. Le flic est le chevalier de l'époque moderne. C'est le personnage principal, dont le travail est de se mêler des affaires des autres. Tout le monde DOIT lui parler, il peut ouvrir toutes les portes. Les écrivains utilisent les policiers depuis que les Français les ont inventés au XVIIe siècle. (À l'intervieweur, bombardé représentant des Français) Merci, merci ! Best character ever !... Enfin voilà, j'ai beaucoup de respect pour le roman policier. Tout doit y être tellement soigné. Il faut des putains de rebondissements, une logique interne sans faille. Justement, on a d'énormes rebondissements et le scénario prend des virages complètement fous, mais en même temps il y a cet impératif de réalisme, de brutalité crue.
Tout ça ne reste qu'une méthode, un outil. La véritable ambition de cette histoire, c'est d'exprimer, à un niveau très primaire, ce que ça fait d'être dans cette chose qui dort huit heures par jour et cogite le reste du temps. Comment ce sac de viande surmonté d'une tête spongieuse essaie tant bien que mal de survivre avec son argent. Coincé dans un corps, dans un cerveau, à arpenter la Terre sans jamais savoir pourquoi on l'y a envoyé et pourquoi ce qu'on appelle nature, après avoir construit cette chose démente, se contente de la balancer contre un mur et de l'y laisser crever. Je voulais vraiment utiliser le jeu de rôle pour approfondir l'étude de ce problème, son absurdité, son côté comique, mais aussi son côté tragique. Et puis la sensation de triomphe quand on réussit. C'est incroyable… très improbable, mais vraiment incroyable, de réussir en tant qu'être humain. On est très peu à réussir, la plupart d'entre nous échouent. Bref, dans l'ensemble c'est un genre de roman total qui se sert des côtés cool et drôle du roman policier pour fonctionner.
Avez-vous identifié des pièges à éviter dans l'écriture de jeux vidéo ?
Oh... tout, je pense. Jusqu'ici, la totalité de l'écriture de jeu vidéo a été un gigantesque piège. Je précise tout de suite qu'à mon avis la vraie qualité arrive seulement lorsqu'on fait de l'écriture vraiment propre au jeu vidéo. Pas quand on écrit comme on le ferait pour un film. On peut produire de l'excellente écriture cinématographique dans le jeu vidéo, comme The Last of Us et d'autres. Ils sont très bien écrits, mais la véritable écriture de jeu vidéo doit être interactive, avec des choix, des conséquences, une histoire qui ressemble à un grand Rubik's Cube qui s'adapte et change en fonction des actions du joueur. Il y a un potentiel immense dans cette non-linéarité, mais jusqu'ici elle n'a fait que tomber dans des pièges.
Le premier, c'est que le système de compétences ne soutient jamais l'écriture. On lit le texte comme si on lisait un roman. En général, les compétences ont un intérêt en combat, mais les compétences pacifiques sont barbantes, ou bien font sauter des verrous de façon passive. Et c'est ce côté pourtant atrophié du système de compétences qui influence le plus l'écriture du jeu ! Il y a donc des verrous qui sautent, du genre « à 90 vous obtenez telle option », et des jets de dés où un échec ne change strictement rien. Même les jeux de rôle les mieux écrits, comme Planescape : Torment, se battent en permanence avec le système de compétences à la Donjons & Dragons qui leur sert de base. Voilà le premier piège, mais… Oh, mon dieu, il y en a tellement d'autres. Tellement d'autres.
Ces dernières années, il y a eu de moins en moins de tolérance envers les lore dumps. Comment transmettre au joueur toute la richesse de votre univers sans en utiliser ?
Il y a des lore dumps dans Disco Elysium. Tant qu'ils sont bien faits, ce n'est pas un souci : ils passent surtout par la compétence Encyclopédie, qui donne des infos sur l'univers du jeu. Elle ne donne pas des renseignements fondamentaux et bien structurés, non. Elle donne des infos aléatoires, un peu à sa guise. Sauf que distribuer ces petits bouts de savoir compte parmi les meilleures façons de construire un monde. Dans notre réalité, les gens ne disposent pas d'un manuel pour tout comprendre, ils entendent des petites infos de part et d'autre. Ils ne savent pas où tout se trouve, ni comment chaque chose marche. C'est pour ça qu'il ne faut pas avoir peur de la confusion, parce que dans la réalité les gens sont très confus en ce qui concerne le lore de leur monde. Ils sont confrontés à des sources d'infos contradictoires, par exemple. Du coup, j'aime bien l'idée de cette compétence encyclopédie, où si votre personnage n'a pas investi assez vous ne remarquerez même pas certaines parties du monde de Disco Elysium. Je trouve ça bien qu'il y ait besoin de faire l'effort de créer un personnage qui ose demander qu'on lui donne de petits lore dumps.
Qu'est-ce que Disco Elysium peut apporter de nouveau aux jeux vidéo ?
Je ne vais pas tourner autour du pot : je veux complètement révolutionner les jeux de rôle. Nous devons perfectionner notre jeu jusqu'à ce que cette révolution soit possible. Révolutionner l'utilisation du scénario, des choix et des conséquences. L'utilisation des compétences. Ce qu'une compétence signifie. Je veux qu'il y ait des compétences pacifiques qui représentent la vie pour de vrai, l'imagination humaine, la tristesse, le pouvoir de suggestion, la danse, enfin vous savez, cette myriade d'expériences authentiques que permettent les jeux de rôle sur table et notre réalité. Je ne veux pas de toutes ces fusillades à base de nombres, de ces structures qui encouragent l'agressivité, de toutes ces choses bizarres et idiotes que les jeux utilisent en général.
Je veux que les gens attendent beaucoup plus de l'écriture dans les jeux vidéo. Je veux que l'écriture devienne si bonne qu'il y ait une fuite des cerveaux. Que les romanciers et les scénaristes avec de grandes ambitions viennent écrire pour des jeux. Qu'ils comprennent qu'on peut réellement se servir d'un jeu vidéo pour dire quelque chose qui aura de la valeur pendant cent ans. Qu'on peut exprimer ce qu'on veut vraiment exprimer grâce à nos personnages, et pas juste se contenter de produire ce qu'une licence exige.
Je veux qu'il y ait des mondes fictionnels qui parlent de notre réalité à nous. Des problèmes politiques auxquels nous sommes confrontés, des structures géopolitiques autour de nous, des problèmes du monde moderne, etc. Des mondes qui ne nous laissent pas desséchés, esseulés, abandonnés lorsqu'on en a fait le tour. Des mondes qui, plutôt, nous donnent des outils pour vivre et du contexte sur ce qui nous arrive. Qui nous donnent la force de continuer à vivre, au lieu de nous vider jusqu'à ce qu'on se dise « oh mon dieu, je veux retourner au pays des Elfes, mais je ne peux pas, j'en ai déjà fait le tour ».
Le plus beau des objectifs de cette révolution dans la construction de monde, c'est que les gens abordent différemment l'idée d'évasion. Je veux qu'ils se sentent bien lorsqu'ils en reviennent, mieux armés, prêts à accomplir des choses, qu'ils aient de nouvelles blagues pour se représenter leur quotidien. Les Sith, les Jedi, ce sont vraiment des métaphores nazes pour parler de la politique. Elles abrutissent. Elles n'expliquent rien. Voldemort n'aide pas à appréhender ce qu'est Trump. C'est stupide. Ça rend idiot. L'imaginaire fournit des outils pour affronter le monde, mais de mauvais outils nous en rendent incapables. Je veux qu'on construise des mondes qui nous en rendent capables. Qui nous permettent de mieux lui faire face.