J'suis flic. Je sais pas grand-chose de plus, sans doute parce que je me suis réveillé amnésique, la tête sur le sol d'une chambre d'hôtel, encore sonné par une nuit de beuverie monstrueuse. J'suis flic, ça, j'en suis sûr, parce que les gens de l'hôtel ne semblent pas ravis que mon enquête piétine. Quelle enquête ? Ben, j'en sais foutrement rien, il va falloir que je leur demande, même si je sens que ça va les irriter. J'suis flic, mais j'ai de l'ambition. Une voix dans ma tête m'a même soufflé que j'étais sans doute une superstar, et c'est logique, parce que les superstars aussi s'endorment dans leur vomi après avoir trop bu. Du coup, quand un autre client de l'hôtel me demande mon nom, je lui réponds que je suis le héraut de la ruine. Voilà, ça ne fait même pas dix minutes que je joue à Disco Elysium, mais je me suis déjà construit un personnage. Il faut dire que tout, dans ce jeu, sert d'outil pour approfondir notre rapport au héros et l'emmener dans une direction qui nous intéresse. On choisit une option de dialogue parce qu'elle nous fait marrer, certains de passer à autre chose dès la réponse suivante, et hop ! Le jeu saisit la balle au vol, creuse cette histoire de superstar, la note quelque part pour nous la resservir plus tard. Dans ce cas précis, il nous proposera même de jeter les dés pour voir si on arrive à afficher un sourire séducteur.
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Disco Elysium
Le livre dont vous êtes le blaireau
Depuis 2015, un vent venu d'Estonie colporte d'étranges rumeurs. Celles d'un jeu de rôle visionnaire, d'un collectif d'artistes qui se serait transformé en studio de jeux vidéo, d'une histoire de flic ivre mort dans un univers totalement nouveau. Nourri de Planescape : Torment et de Kentucky Route Zero, ce qui s'appelait encore No Truce With The Furies promettait de changer notre rapport à la narration, aux dialogues et au roleplay. Mais le jeu, développé dans la lointaine Tallinn, existait-il seulement ou ses captures d'écran officielles n'étaient-elles qu'une suite de montages alléchants ? Le doute a subsisté pendant des années. Et puis, fin avril, j'ai pris le train pour y jouer de longues heures et rencontrer ses créateurs. Le vent n'avait rien exagéré : au contraire, il ne soufflait pas assez fort.
Sommaire du dossier :
I. Le livre dont vous êtes le blaireau
Le héros de Disco Elysium n'est pas seulement un flic : c'est aussi un gigantesque tocard.
Antitriste superstar. Bien sûr, cette tentative-là échouera lamentablement. Voyez-vous, le héros de Disco Elysium n'est pas seulement un flic : c'est aussi un gigantesque tocard. Le vomi dans la chambre d'hôtel n'est que la première d'une longue série de découvertes effroyables, qui vont de son physique disgracieux à son caractère complètement irresponsable en passant par sa collection de vêtements ignobles. Pas tellement le jeune aventurier vigoureux que l'on a l'habitude d'incarner dans un jeu de rôle, mais ce n'est pas grave. Au contraire, c'est même mieux puisque son extravagance pousse le joueur dans tout un tas de situations originales et démentes. Après un appel haut en couleur au commissariat pour signaler la perte de mon badge, ou après avoir tenté d'incarcérer le gérant de l'hôtel pour éviter d'avoir à lui payer la chambre (une scène particulièrement gênante), je suis tombé sous le charme, convaincu que les déboires de l'inspecteur loser valent mille quêtes médiévales pour sauver un village de bandits. Pas seulement parce qu'il s'agit de scènes inédites, mais aussi parce que chaque dialogue de Disco Elysium offre un immense plaisir textuel. Entre les nombreuses blagues capables d'arracher un rire tonitruant à Kahn Lusth un jour de contrôle technique, les situations qu'on peut pousser toujours plus loin dans l'absurde et les personnages attachants et fouillés, on conserve très longtemps l'envie de savourer les conversations au lieu de les lire en diagonale.
Où sont les ZA/UM ? Peu d'infos ont filtré sur le studio ZA/UM depuis l'annonce de Disco Elysium. J'ai donc profité de ma rencontre avec quelques-uns de ses membres pour m'assurer qu'ils n'étaient pas de simples acteurs embauchés par un riche industriel pour monter un vaste canular, car vous savez on voit de ces choses sur Internet… Mais non, Disco Elysium est bien développé par un collectif d'artistes estoniens qui, au début des années 2000, nourrissait le fantasme de lancer un mouvement culturel. Pessimiste quant à son succès en Estonie – un pays d'un gros million d'habitants seulement, qui plus est très conservateur et dans lequel ils ne se reconnaissent pas –, ce groupe de poètes, écrivains, sculpteurs et peintres prend en 2014 la décision de se tourner plutôt vers la culture anglophone. Pour adapter en jeu vidéo l'univers de jeu de rôle papier qu'il peaufine depuis dix ans, le collectif recrute des programmeurs et se transforme en véritable studio, avec des horaires de bureau, des réunions d'équipe et une annexe en Angleterre. Une transition douloureuse, mais qui n'a pas corrompu l'âme des développeurs : ceux qui travaillent dans les locaux de Brighton ont la chance de le faire sous l'œil bienveillant d'un buste doré de Lénine.
Le nom de la prose. Une telle qualité n'est pas apparue là toute seule. Près de la plage de Brighton, dans les locaux britanniques de ZA/UM (prononcer « Zôme »), j'ai pu discuter longuement avec Robert Kurvitz, lead designer et lead writer de Disco Elysium, un Estonien atteint d'un perfectionnisme qu'il qualifie lui-même de déraisonnable. Même les toponymes du jeu ont fait l'objet d'une quantité de travail absurde, car comme il l'explique lui-même, « Paris, Berlin, Londres... ces noms ont évolué pendant des milliers d'années. Les hommes les ont peaufinés à un point qui dépasse l'entendement. C'est pourquoi nos noms de lieux aussi doivent être excellents, sinon moi-même je ne les trouverais pas crédibles. » Je n'ai pas osé lui signaler l'existence de Montluçon ou de Champrépus, ces preuves que les humains ne sont pas toujours des génies : le monde de Disco Elysium m'avait déjà happé. C'est vrai qu'avec sa 3D isométrique et ses graphismes élégants qui rappellent des tableaux aux coups de pinceaux encore apparents, il aurait difficilement pu me laisser de marbre. Mais le mieux, c'est que sa société contemporaine, son climat en dents de scie et ses décors entre l'industriel et le rustique donnent l'agréable impression de visiter une station balnéaire tranquille au bord de la Baltique. L'immense cité de Revachol n'est toutefois pas située sur Terre, comme en attestent une technologie délicieusement rétro, une influence très francophile (le jeu démarrera dans un quartier portuaire nommé Martinaise) et une histoire qui rappelle juste assez la nôtre pour stimuler la curiosité. « Je voulais créer un monde pour les gens qui sont tombés à court d'articles historiques intéressants sur Wikipédia », précise Robert Kurvitz.
Les déboires de l'inspecteur loser valent mille quêtes médiévales pour sauver un village de bandits.
Texte appeal. Justement, l'histoire fouillée et intrigante de ce monde n'est pas communiquée au joueur via l'habituel dégueulis de lore dumpsNote : 1 mais par fragments et par bribes, ce qui est nettement plus agréable. Les plus friands de connaissances peuvent toujours dépenser quelques points en « encyclopédie », la compétence qui s'invite parfois dans les dialogues pour donner une leçon d'histoire passionnante, mais il y a tellement d'autres compétences alléchantes que cette décision relève du dilemme. Alors que jusqu'ici les jeux de rôle n'utilisent que trois ou quatre compétences grand maximum pour influencer les dialogues, là il y en a… vingt-quatre. Toutes utiles, attirantes, intelligentes au point que face à l'écran de création de perso, je suis resté indécis de très longues minutes à me demander s'il fallait privilégier le sixième sens, la capacité à mentir ou la coordination œil-main. Une hésitation délectable.
Note 1 : Des paragraphes de texte bourrés d'infos sur l'univers du jeu, que certains personnages vomissent de façon très artificielle dès que le joueur leur adresse la parole. Utilisés en général pour mettre en valeur la profondeur de l'histoire, soulignent plutôt son caractère soporifique.
La fête humaine. Le plus fou, c'est que ces compétences ne servent pas qu'à débloquer de bêtes options de dialogue. Si elles sont parfois utilisées pour des jets de dés (« sang-froid », par exemple, aidera à ne pas s'évanouir comme une bouse en décrochant un pendu sous l'œil consterné de notre partenaire), leur intérêt vient surtout de leur faculté à s'incruster dans les conversations, comme s'il s'agissait de personnages à part entière. « C'est comme s'il y avait 24 personnes à l'intérieur du héros qui faisaient la fête en permanence, indique Robert Kurvitz. En distribuant des points, on vote pour celles qui auront le plus de pouvoir. » Mais quel pouvoir ? Celui de donner des conseils douteux au héros entre deux échanges avec ses interlocuteurs, de l'engueuler ou de tenter de l'entraîner dans une nouvelle direction. « Endurance », une voix particulièrement primitive, qui loge dans les entrailles du héros, m'a ainsi pris la tête pendant cinq bonnes minutes pour que je devienne un mascu' bas du front obsédé par l'idée de renvoyer les femmes aux fourneaux.
Un festival d'idées, de blagues et de roleplay qui va toujours un cran plus loin que prévu.
Pacifique cîme. Pendant cinq bonnes minutes, parce que les dialogues de Disco Elysium peuvent parfois durer un bon quart d'heure. Ce qui serait une éternité dans les autres jeux de rôle passe ici à toute vitesse, précisément parce que les conversations ne prennent jamais la forme d'un banal échange de questions-réponses. Entre les compétences volubiles, les interlocuteurs finauds, le héros toujours dans la surenchère pathétique et la réactivité hors-norme du jeu, les discussions s'apparentent plus à un festival d'idées tordues, de blagues et de roleplay qui va toujours un cran plus loin qu'au jeu d'enquête auquel on s'attendait. Et encore, je ne vous ai pas parlé du « cabinet de pensée », un écran où les idées récurrentes du héros (comme le coup de la superstar) peuvent être équipées et évoluer au fil du temps pour générer de puissants bonus. Bien sûr, avant la visite du studio, l'absence de combats traditionnels m'inquiétait. Voilà dix ans que les dialogues dans les jeux de rôle ne servent qu'à faire du remplissage ou de l'utilitaire (prendre la quête, trouver les infos de la quête, clore la quête), alors forcément, on avait de quoi paniquer en imaginant un jeu où ils seraient omniprésents.
La résurrection qui vient. Or, non seulement Disco Elysium a bel et bien de rares combats (une sorte de tour par tour très prometteur qui passe par des dialogues, ce qui permet de, je cite, « décrire avec précision à quel point il est douloureux de prendre une balle dans le pelvis »), mais ses textes suffisent amplement à donner à l'aventure du rythme, de la fraîcheur, des émotions fortes et de l'originalité. Le besoin de sortir un flingue et de faire pan-pan sur les méchants se révèle tout de suite moins pressant lorsque chaque conversation cache un affrontement rhétorique effréné, une lutte à mains nues avec une cravate hideuse ou un duel de volontés avec un gamin de douze ans impitoyable (qui, face à notre héros, a toutes ses chances). Ça n'a l'air de rien comme ça, mais associé à un univers très original et à une qualité d'écriture irréprochable, ce système de dialogues dynamique et polyphone donnera probablement un jeu à des années-lumière de ce qu'on connaît en termes de jeux vidéo de rôle. Et si Disco Elysium connaît le succès lors de sa sortie, à la fin de cette année, alors il sera très difficile pour les studios de continuer à sortir des JdR à la papa comme si de rien n'était. Aucun doute : le vent qui souffle d'Estonie annonce une tempête.
Lire la suite du dossier : Entretien avec Robert Kurvitz