Pour démarrer le A-10C Thunderbolt II, c'est-à-dire passer de l'état « à l'arrêt dans un hangar » à « paré au décollage », il faut près de dix minutes et quarante-cinq opérations distinctes. Allumer la batterie puis les moteurs, booter l'ordinateur de bord, armer le siège éjectable, charger la liste des munitions et le plan de vol, aligner la centrale inertielle utilisée par le pilote automatique ; quarante-cinq commutateurs à basculer, boutons à appuyer, paramètres à entrer... Toujours les mêmes, dans le même ordre, le degré zéro du jeu vidéo. DCS World propose d'ailleurs une option « démarrage à chaud » qui permet de commencer la mission dans un appareil prêt au roulage. Mais aucun joueur de DCS World digne de ce nom, à moins de débuter sur un nouvel appareil ou de vouloir tester rapidement les scripts d'une mission créée dans l'éditeur, n'utilisera jamais l'option « démarrage à chaud ». La présence de cette séquence de décollage, pourtant ennuyeuse à mourir, est même l'un des principaux arguments avancés par les joueurs pour prouver la supériorité de DCS sur son concurrent IL-2. Moi-même, pourtant pas particulièrement obsédé par la recherche d'expériences hardcore dans les jeux, je démarre toujours à froid. Même quand je joue seul, même quand cela limitera d'autant le peu de temps que je peux consacrer à une partie, je mets un point d'honneur à enclencher un par un les systèmes de contre-mesures, à regarder avancer patiemment le décompte m'informant de l'état d'alignement de la centrale inertielle. Non pas parce que j'aime ça, mais parce que j'aime ce qui va venir ensuite et que, amputée de la séquence de démarrage de l'appareil, la mission qui suit est moins satisfaisante. Elle paraît moins vraie. Pourquoi ?
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À quoi sert ce qui ne sert à rien ?
Roland Barthes en F-18
Les plus anciens de nos lecteurs le savent : depuis l'été 2013, où je l'ai téléchargé « par curiosité », « comme ça », « pour comprendre ce qui plaisait tant que ça à Moquette là-dedans »Note : 1 Eurotruck Simulator 2 me fascine. Après des dizaines d'heures passées sur les routes de Pologne et d'Allemagne, devant un jeu a priori dénué du moindre intérêt, j'étais toujours incapable de me défaire de l'impression qu'il s'agissait d'un titre majeur, capable de susciter chez le joueur un sentiment de présence, de réalité, dont les autres jeux ne pouvaient que rêver. Seulement, j'étais incapable de savoir pourquoi : aucune hypothèse ne me satisfaisait totalement, si bien que j'avais fini par renoncer à trouver une explication. Jusqu'au jour où Guy Moquette, encore lui, m'a encouragé à essayer DCS World, le simulateur de vol ultra réaliste d'Eagle Dynamics. Et là, sur le tarmac de l'aéroport de Beslan, tandis que j'exécutais pour la énième fois la procédure de démarrage de mon A-10C, j'ai connu la révélation.
Note 1 : C'est en tout cas ce que je dirai à mon procès.
Qu'est-ce qu'Euro Truck et DCS peuvent bien avoir de commun ?
Slow and furious. Mes premières hypothèses étaient naïves. La frustration crée le désir, le meilleur moment c'est quand on monte l'escalier, bla bla bla, on connaît la chanson : devoir attendre dix minutes avant d'entrer dans le vif du sujet donne à celui-ci une saveur supplémentaire. Pas ici. Dans la plupart des jeux, les longues introductions qui font office de prélude à l'action me saoulent au plus haut point, et j'ai toujours préféré l'intro d'un Doom, qui s'ouvre sur une fusillade et trois accords de gratte, à celle d'un Half-Life avec son tramway poussif. Ou alors était-ce une question d'enjeu ? Mourir quand on a investi beaucoup de temps dans une partie (par exemple, dans un rogue-like où l'on crève au bout de trois heures, par opposition à un Super Meat Boy ou le respawn est immédiat), après tout, fait peser un poids supplémentaire sur chaque décision. Mais là encore, cela ne correspondait pas vraiment à mon expérience. La présence ou non d'un danger n'entrait pas en ligne de compte : que la mission soit une frappe à haut risque ou consiste simplement à voler d'un point A à un point B dans un ciel dépourvu de menaces, l'effet était le même. Même quand c'était un vol de routine, surtout quand c'était un vol de routine, si j'avais pris le temps de démarrer mon avion, tout semblait plus grave, plus crédible, plus réel, que si j'avais démarré sur la piste. Et j'éprouvais alors, en contemplant le paysage, en regardant défiler les milles nautiques jusqu'à mon prochain waypoint, un sentiment étrange, que je n'avais connu que pendant mes plus belles heures d'Euro Truck.
L'ennui américain. Pendant longtemps, j'ai supposé qu'Euro Truck fonctionnait précisément parce qu'on s'y ennuyait. Que, contrairement à la plupart des jeux, on y suivait des Autobahnen sans le moindre espoir de fusillade ou de prostituée à écraser. Si ce road trip virtuel était si captivant, si ces heures passées à rouler sous la pluie paraissaient si réelles, c'était parce qu'il ne s'y passait rien, parce qu'on y connaissait de longs moments d'ennui, comme lors d'un véritable voyage en voiture. Euro Truck, en somme, faisait trop vrai pour être un jeu vidéo. Car dans la fiction, c'est bien connu, il se passe toujours quelque chose – c'est d'ailleurs ce qui la distingue de la vie, Truffaut l'avait bien compris dans La Nuit américaine : « Dans les films, il n'y a pas de temps mort. » Mais voilà, des jeux dans lesquels il ne se passe parfois pas grand-chose, des jeux « contemplatifs » comme on dit, il y en a plein. J'ai arpenté les planètes de No Man's Sky et les profondeurs de Subnautica sans éprouver la même sensation. Ce n'était pas non plus la familiarité de l'expérience du road trip qui la rendait crédible. J'ai beau avoir beaucoup pratiqué la randonnée, Walden, a game, le jeu de Tracy Fullerton dans lequel le joueur incarne Henry David Thoreau remplissant son herbier au bord d'un étang du Massachusetts, n'a jamais suscité chez moi ce même sentiment d'être présent à ce que je voyais, d'une correspondance entre mes actes et ceux de mon avatar. Qu'est-ce qu'Euro Truck et DCS pouvaient bien avoir de commun, qui leur permettait d'accomplir ce dont les walking simulators les plus expérimentaux étaient incapables ?
Si j'avais pris le temps de démarrer mon avion, tout semblait plus crédible, plus réel, que lorsque je démarrais sur la piste.
Qui sémiologue récolte la tempête. En 1968, le philosophe et critique Roland Barthes publie un article au titre particulièrement explicite : L'Effet de réel. Dans ce bref texte de cinq pages, il évoque la présence, notamment chez les romanciers réalistes du XIXe siècle, d'éléments descriptifs a priori dénués du moindre intérêt. Selon lui, le rôle de ces éléments est de garantir au lecteur que le texte qu'il est en train de lire décrit bien le monde réel. Il cite en exemple le baromètre évoqué par Flaubert au début d'Un cœur simple : « Un vieux piano supportait, sous un baromètre, un tas pyramidal de boîtes et de cartons. » Contrairement au piano et aux cartons, qui nous renseignent respectivement sur le caractère bourgeois de l'appartement et le désordre qui y règne, le baromètre n'est là que pour garantir la réalité du monde fictionnel. Le « détail concret » qui intéresse Barthes, celui qui contribue à l'effet de réel, « est constitué par la collusion directe d'un référent et d'un signifiant ; le signifié est expulsé du signe. (...) Supprimé de l'énonciation réaliste à titre de signifié de dénotation, le "réel" y revient à titre de signifié de connotation ; car dans le moment même où ces détails sont réputés dénoter directement le réel, ils ne font rien d'autre, sans le dire, que le signifier. » Traduisons, en partant de l'exemple du baromètre d'Un cœur simple. Pour Barthes, dans ce passage, le concept de baromètre (le signifié), intermédiaire entre l'objet baromètre (le baromètre matériel, le référent) et le mot « baromètre » (le signifiant) disparaît. C'est tout le contraire d'une description traditionnelle : quand on évoque l'air suspect d'un barman, la robe somptueuse d'une riche bourgeoise, la beauté d'une allée, on suggère des images mentales, des connotations, des possibilités pour la suite du récit, un univers social, des références esthétiques... Notre baromètre, lui, n'est qu'un baromètre. Point. Aucune connotation. Enfin, si, une seule : comme l'explique très bien la fin du passage, la connotation du baromètre est « regardez, regardez, il y a un baromètre, ça fait vrai ».
Éruption de boutons. Les planètes de No Man's Sky évoquent l'idée de mondes innombrables et de l'immensité de l'espace. Les profondeurs de Subnautica veulent émerveiller et terrifier. Même les plantes que collectionne Thoreau dans Walden, a game sont lourdes de sens, s'inscrivent dans une longue histoire de récits de retour à la nature. Il en est ainsi dans la plupart des jeux contemplatifs et des walking simulators, dont chaque décor, même quand il ne joue pas un rôle dans le gameplay à proprement parler, est un tableau ou une métaphore, a une valeur esthétique ou évocatrice. Le bouton contrôlant l'arrivée d'oxygène dans le F/A-18 de DCS World, lui, ne renvoie à rien d'autre qu'à lui-même. Je le presserai une fois au moment du démarrage de l'avion, puis j'oublierai jusqu'à son existence. Il n'a d'autre fonction que d'être là, et il suffirait de choisir l'option « démarrage à chaud » pour ne jamais avoir à y toucher. Mais je veux démarrer à froid. Je veux presser ce bouton. Parce que la présence de ce bouton, et de tous les autres boutons nécessaires au démarrage de mon avion, comme la présence de ce baromètre, est une condition nécessaire pour que j'aie le sentiment de me trouver dans un véritable avion. Tout comme ces clignotants scrupuleusement enclenchés avant de déboîter dans Euro Truck, alors que l'IA n'en tient aucunement compte, avaient contribué à me convaincre que j'étais un chauffeur routier. Trop intégrés au jeu pour être de simples éléments de décor, comme ces chasses d'eau que l'on peut tirer dans tous les FPS depuis Duke Nukem 3DNote : 2, mais trop accessoires pour vraiment en faire partie, ces boutons ne servent pas à grand-chose, mais ils ne sont pas là pour rien.
Note 2 : Qui finissent d'ailleurs par avoir surtout une dimension intertextuelle, puisque leur présence nous rappelle TOUS les autres FPS dans lesquels on peut vider les gogues.