Linky luttera contre les branchements sauvages et le vol d'électricité.
Une baie de test de Linky au Linky Lab de Nanterre. On y voit un concentrateur, un Linky monophasé et deux Linky triphasés.
Partout dans le monde, la consommation et la production d'électricité subissent depuis peu des bouleversements profonds qui exigent une réorganisation du réseau tout entier. Celui-ci doit se moderniser, devenir beaucoup plus flexible, plus robuste aux aléas techniques, tout en limitant le gaspillage. Il évolue donc petit à petit vers une "smart grid", un réseau intelligent bourré de capteurs et capable de s'autoréguler quasi instantanément. Le compteur Linky ne constitue en définitive que le dernier maillon d'une chaîne complexe, gérée par de nombreux acteurs désormais indépendants depuis que l'empire EDF a été démantelé au début des années 2000. Bruxelles souhaitait ainsi stimuler une saine concurrence. Côté production, EDF assure toujours l'exploitation de l'écrasante majorité des sources d'électricité comme les centrales nucléaires ou les barrages. Cette énergie est ensuite acheminée jusqu'aux grandes métropoles par RTE (Réseau de transport d'électricité) grâce aux lignes haute tension, puis distribuée à l'échelle locale par ERDF (Électricité Réseau Distribution France) avant d'être vendue aux clients par un fournisseur d'électricité (Engie, Direct Énergie… et bien sûr EDF). Concrètement, RTE et ERDF demeurent malgré tout en situation de quasi-monopole de fait et tous deux sont des filiales à 100 % d'EDF. Un gendarme de l'énergie (la CRE – Commission de régulation de l'énergie) veille toutefois à la stricte indépendance des filiales entre elles et avec la maison-mère. C'est lui qui a d'ailleurs exigé qu'ERDF change de nom (après avoir imposé un nouveau logo) pour se différencier d'EDF.

Green Spirit.

Mais revenons à nos moutons, ou plutôt à notre réseau électrique ("grid") censé devenir intelligent ("smart"). Linky permet d'abord de gérer efficacement les nouveaux modes de production et de consommation de l'électricité. Pour comprendre les enjeux, il faut se rappeler que l'énergie ne peut être stockée à grande échelle : elle doit être produite au moment où elle est consommée. Si la production est insuffisante par rapport à la demande, c'est la coupure, voire le blackout. Si elle est excédentaire, elle sera perdue. Tout l'art consiste donc à lisser au maximum la courbe de consommation afin de combler les creux et atténuer les pics. On parle alors d’"effacement". Jusqu'à présent, les différents acteurs parvenaient à s'en sortir en se basant sur deux paramètres fondamentaux : d'un côté, le caractère constant de l'énergie fournie par les centrales nucléaires (plus de 75 % de la production totale) et de l'autre, le système incitatif  "heures pleines/heures creuses" (HP/HC) qui permet de répartir les besoins en électricité sur 24 heures. La journée, les entreprises consomment ; la nuit, l'éclairage, les radiateurs et les ballons d'eau chaude des particuliers absorbent l'énergie produite. Ce système parfaitement rodé va toutefois devenir totalement obsolète dans les prochaines années, entraînant avec lui l'effondrement du réseau électrique si rien n'est fait.
La principale cause vient évidemment de l'intégration toujours plus importante des énergies renouvelables, que le gouvernement français compte faire passer à 32 % du "mix énergétique" d'ici 2030 (contre la moitié aujourd'hui). Or voilà : contrairement à une centrale nucléaire, la production fournie par les panneaux photovoltaïques et les éoliennes s'avère par nature très fluctuante. D'une manière ou d'une autre, il faudra donc faire varier la consommation avec une granularité temporelle importante, en réaction immédiate à l'ensoleillement et au vent, et cela au niveau local. Les ballons d'eau chaude qui s'activent dans toute la France au même moment ne seront bientôt plus une solution efficace pour lisser la consommation ; ils devront d'ici peu fonctionner par intermittence, lorsque le vent souffle ou que le soleil brille. Et pour les commander à distance, la présence d'un compteur "intelligent", pilotable en fonction de la production à un instant t, demeure indispensable. L'intégration des énergies renouvelables est d'ailleurs au cœur du projet Linky afin de simplifier la vie des possesseurs de panneaux photovoltaïques ou d'éoliennes, de plus en plus nombreux. Aujourd'hui, une telle installation exige la présence de deux compteurs "tête-bêche", l'un comptant l'énergie produite, l'autre l'énergie consommée. Linky permet quant à lui de mesurer simultanément le courant soutiré et injecté dans le réseau électrique.

Un déploiement généralisé.

L'arrivée des smart grid et de leurs compteurs communicants correspondent à un besoin de modernisation à l'échelle mondiale. Une directive européenne impose d'ailleurs leur installation dans 80 % des foyers d'ici 2020, et cela dans toute l'UE. Certains pays comme la Suède ou l'Italie ont déjà achevé leur transition, mais la plupart (Grande-Bretagne, Pays-Bas, Suède, Espagne…) sont toujours en cours de déploiement. Le cas de l'Allemagne représente une exception notable : après avoir voté la généralisation des compteurs communicants, le gouvernement teuton est finalement revenu en arrière en optant pour un déploiement sélectif, focalisé sur une minorité de gros consommateurs. En cause : un audit ayant pointé un coût trop important pour les clients. La situation de l'Allemagne au niveau énergétique est particulière : contrairement à la France où un seul fournisseur s'arroge un quasi-monopole de fait, ce qui permet de conséquentes économies d'échelle, il existe outre-Rhin de très nombreux acteurs. Cette configuration augmente nettement le coût du déploiement, sans compter que le modèle économique choisi consistait à mettre les surcoûts à la charge des clients.

Vroum.

Outre les modifications substantielles des modes de production, les usages en termes de consommation sont aussi amenés à évoluer dans les décennies à venir. L'une des principales menaces qui pèsent sur le réseau électrique – et exigeant sa transformation en smart grid – vient de la probable démocratisation de la voiture électrique : les énormes pics de consommation qu'elle génère pourraient facilement faire flancher toute l'infrastructure actuelle. Les contraintes sont en effet considérables par rapport aux autres appareils électriques usuels, radiateurs inclus : si la recharge classique (lente ; environ 8 heures) d'un véhicule électrique "limite" les besoins à 3 kW (3 000 W), les modes "rapide" (moins d'une heure) exigent jusqu'à 50 kW (50 000 W). Certaines bornes présentes dans les supermarchés atteignent même les 170 kW, soit la consommation moyenne d'un quartier résidentiel entier ! Pire  : ces pics surviendront probablement au même moment – lors du retour du travail vers 18-19 h – et se cumuleront, provoquant un déficit global d'électricité et un blackout. Impossible de gérer en l'état actuel du réseau des centaines de milliers de personnes qui brancheraient simultanément leur voiture électrique (surtout avec une augmentation des énergies renouvelables intermittentes). De nouvelles offres commerciales devront obligatoirement être élaborées par les fournisseurs et, à quantité d'énergie délivrée identique, vous paierez plus si vous la soutirez "rapidement" du réseau. Impossible d'y échapper : à l'avenir, plus vous créerez de pics de consommation, plus l'électricité vous coûtera cher. Ce principe, déjà démocratisé (a minima) avec le système des heures pleines/creuses, se renforcera très largement. D'un point de vue technique, ce sera au compteur électrique – Linky en l'occurrence – de gérer ces différents modes de facturation via des "index" définis par les fournisseurs.

Un réseau de distribution décrépi.

À eux seuls, ces nouveaux modes de consommation de l'électricité n'expliquent toutefois pas l'intérêt du projet Linky pour ERDF. Le distributeur se doit en effet de moderniser sérieusement une infrastructure qu'il a négligée pendant de nombreuses années. Alors que de gros travaux ont déjà eu lieu chez les autres acteurs (EDF et RTE) pour améliorer la fiabilité du réseau, ERDF a longtemps fait figure de cancre en le laissant se dégrader. Entre 1995 et 2005, le budget d'investissement dit "délibéré" (qui inclut la modernisation et le renforcement du réseau) s'est ainsi effondré de 2,5 milliards d'euros à 750 millions par an. La commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale s'en est même alarmée dans un rapport de 2011, dénonçant un "réseau fragilisé par manque d'investissements", avec pour conséquence une "dégradation indéniable de la sécurité des réseaux". Et les chiffres sont implacables : entre 2002 et 2013, la durée des pannes d'électricité (hors événements climatiques) imputables à ERDF est passée de 43 à 82 minutes en moyenne annuelle ! De plus, ces chiffres cachent de fortes disparités en fonction des départements : 31 minutes en 2010 à Paris par exemple contre… plus de 12 heures dans le Loir-et-Cher. La modernisation du réseau de distribution s'imposait donc, surtout au vu des profits importants que l'entreprise réalise chaque année. À la décharge d'ERDF, il faut toutefois noter que depuis 2005, les investissements repartent à la hausse (environ +10 % par an) et que la société tente de rattraper le retard accumulé. Les effets bénéfiques commencent d'ailleurs à se faire sentir : en 2014, la durée moyenne des pannes a chuté à 64 minutes, le meilleur résultat depuis 2005. Pour améliorer la qualité du service, ERDF effectue des rénovations structurelles de son réseau (comme l'enfouissement des câbles afin qu'ils soient moins vulnérables aux aléas climatiques) mais compte aussi beaucoup sur le projet "Linky". Aujourd'hui, le seul moyen pour ERDF de prendre connaissance d'une coupure consiste à attendre le coup de fil du client. Avec Linky, un "ping" donnera l'alerte en moins de 10 minutes, ce qui permettra de gagner en réactivité et donc de diminuer la durée de la panne.

Arme antifraude.

Pour analyser les autres avantages de Linky pour ERDF, il faut se plonger dans son plan de financement. Le projet devrait coûter aux alentours de 5,5 milliards d'euros (Md€) sur sept ans (répartis à égalité entre le coût du matériel et la main-d'œuvre), soit environ 800 millions d'euros (M€) par an. Une somme qui représente quasiment ses bénéfices annuels (pour 14 Md€ de chiffre d'affaires) mais qu'ERDF compte évidemment rentabiliser. Contrairement à ce qu'affirment ses détracteurs, cette somme ne sera probablement pas répercutée sur la facture des clients, car les bénéfices de l'opération semblent crédibles. Tout d'abord, Linky permettra de diminuer ce qu'ERDF nomme pudiquement les "pertes non techniques". Comprenez : la fraude. Avec les compteurs communicants, il deviendra très facile de démasquer les fraudeurs et les branchements sauvages sur le réseau. Les gains estimés se chiffrent tout de même aux alentours de 1,9 Md€, qui correspondent à une baisse réaliste de la fraude de 30 % en 2021. Une somme identique sera aussi récupérée sur les investissements évités : aujourd'hui, ERDF remplace 700 000 anciens compteurs défaillants par an. Les gains concerneront également les multiples interventions (relevé des compteurs, changement de puissance, déménagement, etc.) qui pourront désormais être effectuées à distance. ERDF estime que les deux tiers des interventions nécessitant un déplacement pourront à l'avenir être évitées, soit un bénéfice de 1,7 Md€.

Linky luttera contre les branchements sauvages et le vol d'électricité.
Une baie de test de Linky au Linky Lab de Nanterre. On y voit un concentrateur, un Linky monophasé et deux Linky triphasés.

Green Washing.

Au bout du compte, on réalise facilement les avantages et l'utilité que représente le déploiement des compteurs Linky pour ERDF et pour l'intérêt général à moyen ou à long terme. Malheureusement, les communicants n'ont pu s'empêcher d'en faire trop. En promettant des économies d'énergie significatives sous prétexte que les clients pourraient désormais "suivre leur consommation en temps réel", ils se sont tiré une balle dans le pied. Tout d'abord, les consommateurs réellement intéressés par le monitoring en temps réel n'ont pas attendu Linky : il existe de nombreux dispositifs aux alentours de 50 euros, faciles à installer sur l'arrivée électrique, qui font la même chose depuis des années. Si économie il y a, du fait d'une "prise de conscience écologique", elle ne sera que minime. ERDF insiste aussi sur d'autres effets théoriques qui pourraient effectivement avoir une incidence sur la baisse de la facture. Par exemple, les installations actuelles ne permettent que des abonnements à 3, 6 ou 9 KVA alors que Linky permettra une granularité au KVA près. Une idée cohérente sur le papier, mais encore faut-il que des offres commerciales soient disponibles auprès des fournisseurs d'énergie. Or, sur ce point, ERDF n'a aucune influence…

Gérer les blackouts

Parmi les sujets "sensibles" qu'ERDF n'évoque qu'à demi-mot, on peut citer l'aide qu'apportera Linky à "la sauvegarde du réseau", c’est-à-dire la gestion d'éventuels blackouts. Bien que certaines zones géographiques – en particulier la Bretagne – y soient plus vulnérables, tout quartier, ville ou région peut subir une telle coupure massive d'électricité suite à un pic de consommation impossible à satisfaire. Les smart grid ont d'ailleurs connu leur essor suite aux énormes coupures qui ont touché l'Amérique du Nord en 2003 (50 millions d'habitants impactés) et l'Europe en 2006 (15 millions). Selon Marc Boillot, ex-responsable du projet Linky chez ERDF, il est ainsi de la responsabilité du distributeur d'effectuer un délestage partiel (par réduction de puissance) ou total (coupure) chez certains usagers afin de permettre au plus grand nombre de conserver un minimum d'alimentation électrique en cas de blackout imminent. Le compteur Linky pourra donc agir comme un outil de dernier recours si les circonstances l'exigent. En offrant la possibilité d'un redémarrage progressif de la consommation, il permettra aussi de rétablir beaucoup plus rapidement l'alimentation après une coupure de grande ampleur.