L.F. Sébum
le 2 mai 2023
Auteur du livre Player vs. Monster, Jaroslav Švelch a eu la gentillesse de répondre à nos questions.
Canard PC : Dans votre précédent ouvrage, Gaming the Iron Curtain, vous parliez des jeux vidéo dans la Tchécoslovaquie des années 1980. Qu'est-ce qui vous a amené à passer du sujet des jeux dans un pays ex-soviétique à celui des monstres ?
Jaroslav Švelch : Dans les deux cas, il y avait un lien personnel. J'ai écrit sur les jeux vidéo dans la Tchécoslovaquie des années 1980 parce que c'est à cette époque que j'ai commencé à jouer et que j'ai senti qu'il y avait quelque chose d'unique dans cette période, qui méritait d'être raconté. Quant aux monstres, ils me fascinent depuis mon enfance, en commençant par les toilettes tueuses dans Manic Miner, puis les momies, les squelettes et toutes ces créatures bizarres qu'on trouve dans les jeux de rôle sur ordinateur. Par ailleurs, même si les deux livres n'ont pas grand-chose à voir l'un avec l'autre, ils présentent tous deux une perspective historique.
Jaroslav Švelch : Dans les deux cas, il y avait un lien personnel. J'ai écrit sur les jeux vidéo dans la Tchécoslovaquie des années 1980 parce que c'est à cette époque que j'ai commencé à jouer et que j'ai senti qu'il y avait quelque chose d'unique dans cette période, qui méritait d'être raconté. Quant aux monstres, ils me fascinent depuis mon enfance, en commençant par les toilettes tueuses dans Manic Miner, puis les momies, les squelettes et toutes ces créatures bizarres qu'on trouve dans les jeux de rôle sur ordinateur. Par ailleurs, même si les deux livres n'ont pas grand-chose à voir l'un avec l'autre, ils présentent tous deux une perspective historique.
En vous penchant sur l'histoire du monstre de jeu vidéo, vous avez découvert qu'il est devenu l'antagoniste par excellence à un moment bien précis, à la fois sous l'influence de la guerre froide et d'un regain d'intérêt général pour les monstres. Vous avez également remarqué que, loin d'être un simple habitant du monde du jeu, le monstre a contribué à créer ce que l'on appelle aujourd'hui le gameplay « joueur contre environnement ». Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
Les jeux d'avant les années 1970 reposent généralement sur une compétition entre plusieurs joueurs. Celui qui a les dernières pièces debout, celui qui a utilisé toutes les cartes, gagne. Ce n'est que dans les années 1970 que le jeu « joueur contre environnement » connaît son essor, d'abord dans Donjons & Dragons (qui s'inspire des batailles de figurines joueur contre joueur), puis dans Space Invaders. Je soutiens dans mon livre que cette idée d'un espace hostile simulé est un produit des simulations militaires de l'époque de la guerre froide et de la cybernétique en général. Si vous regardez les jeux de tir antérieurs à Space Invaders, vous verrez qu'ils se contentent de vous faire concourir pour obtenir le meilleur score, mais que les « cibles » ne peuvent pas vraiment vous blesser. Après le succès de D&D et de Space Invaders, le jeu PvE est devenu extrêmement populaire et a fini par être dominant, du moins jusqu'à ce que les jeux en ligne remettent le PvP à la mode.
Les jeux d'avant les années 1970 reposent généralement sur une compétition entre plusieurs joueurs. Celui qui a les dernières pièces debout, celui qui a utilisé toutes les cartes, gagne. Ce n'est que dans les années 1970 que le jeu « joueur contre environnement » connaît son essor, d'abord dans Donjons & Dragons (qui s'inspire des batailles de figurines joueur contre joueur), puis dans Space Invaders. Je soutiens dans mon livre que cette idée d'un espace hostile simulé est un produit des simulations militaires de l'époque de la guerre froide et de la cybernétique en général. Si vous regardez les jeux de tir antérieurs à Space Invaders, vous verrez qu'ils se contentent de vous faire concourir pour obtenir le meilleur score, mais que les « cibles » ne peuvent pas vraiment vous blesser. Après le succès de D&D et de Space Invaders, le jeu PvE est devenu extrêmement populaire et a fini par être dominant, du moins jusqu'à ce que les jeux en ligne remettent le PvP à la mode.
L'une des idées les plus intéressantes de votre livre est qu'au sein du monstrueux réside une tension entre la monstruosité sublime et la monstruosité contenue : le monstre qui suscite l'admiration, dont la monstruosité dépend de son altérité radicale et le monstre apprivoisé, avec lequel il est possible de jouer.
Les théories classiques de la monstruosité ont souvent tendance à mettre l'accent sur cette qualité sublime des monstres – le fait que les monstres sont, dans une certaine mesure, incompréhensibles et irreprésentables. On retrouve ce type de monstruosité dans Beowulf, par exemple, où Grendel n'est jamais vraiment décrit, ou encore dans les romans d'horreur de Lovecraft. Mais si nous regardons les images de monstres dans la culture populaire, beaucoup d'entre eux sont apprivoisés – ils sont décrits dans des bestiaires ou vendus comme des jouets, ils deviennent des éléments dans des bases de données. Ils restent attrayants, mais perdent leur pouvoir de désorientation. Dans les jeux vidéo, on ressent particulièrement cette tension. Les jeux veulent qu'on perçoive le monstre comme un être impressionnant, qui nous dépasse, mais en fin de compte nous savons qu'il est bien défini, intelligible et, dans la plupart des cas, qu'il peut être vaincu.
Les théories classiques de la monstruosité ont souvent tendance à mettre l'accent sur cette qualité sublime des monstres – le fait que les monstres sont, dans une certaine mesure, incompréhensibles et irreprésentables. On retrouve ce type de monstruosité dans Beowulf, par exemple, où Grendel n'est jamais vraiment décrit, ou encore dans les romans d'horreur de Lovecraft. Mais si nous regardons les images de monstres dans la culture populaire, beaucoup d'entre eux sont apprivoisés – ils sont décrits dans des bestiaires ou vendus comme des jouets, ils deviennent des éléments dans des bases de données. Ils restent attrayants, mais perdent leur pouvoir de désorientation. Dans les jeux vidéo, on ressent particulièrement cette tension. Les jeux veulent qu'on perçoive le monstre comme un être impressionnant, qui nous dépasse, mais en fin de compte nous savons qu'il est bien défini, intelligible et, dans la plupart des cas, qu'il peut être vaincu.
Il y a une anecdote très intéressante que vous mentionnez à propos d'Alien : Isolation. Les joueurs ont été scandalisés d'apprendre que l'extraterrestre « trichait » (parce que le jeu lui indiquait à tout moment la position du joueur), comme si une sorte de pacte tacite entre le joueur et le jeu avait été rompu. Existe-t-il des attentes inconscientes quant au comportement d'un monstre de jeu vidéo ?
Au fil des ans, je dirais que tuer des monstres est devenu une sorte de comfort food dans les jeux. Comme l'exige la théorie du « flow », pour mettre le joueur dans un état de tension idéal, il faut que les monstres soient un peu coriaces, mais pas trop (les souls-like sont peut-être une exception, mais même là, on peut apprendre à s'en débarrasser efficacement). D'après mes recherches empiriques sur l'accueil réservé à Alien : Isolation, il semble que les joueurs s'attendent à ce que les ennemis soient justes, même s'il s'agit d'extraterrestres présents pour les terrifier. Cela signifie principalement qu'ils doivent se comporter de manière prévisible et cohérente. Une fois que vous avez appris une tactique, vous vous attendez à pouvoir l'appliquer tout au long du jeu. Dans le livre, j'appelle ces monstres prévisibles des « daemons », car c'est le terme utilisé pour les agents automatisés qui exécutent des processus répétitifs.
Au fil des ans, je dirais que tuer des monstres est devenu une sorte de comfort food dans les jeux. Comme l'exige la théorie du « flow », pour mettre le joueur dans un état de tension idéal, il faut que les monstres soient un peu coriaces, mais pas trop (les souls-like sont peut-être une exception, mais même là, on peut apprendre à s'en débarrasser efficacement). D'après mes recherches empiriques sur l'accueil réservé à Alien : Isolation, il semble que les joueurs s'attendent à ce que les ennemis soient justes, même s'il s'agit d'extraterrestres présents pour les terrifier. Cela signifie principalement qu'ils doivent se comporter de manière prévisible et cohérente. Une fois que vous avez appris une tactique, vous vous attendez à pouvoir l'appliquer tout au long du jeu. Dans le livre, j'appelle ces monstres prévisibles des « daemons », car c'est le terme utilisé pour les agents automatisés qui exécutent des processus répétitifs.
Citant Clive Thompson, vous écrivez que le combat de boss est l'aspect le plus proche du mythique dans les jeux vidéo. Vous utilisez également une comparaison intéressante avec les numéros de danse dans les films de Bollywood, c'est-à-dire des parties autonomes de l'histoire qui fonctionnent à un niveau différent. Qu'est-ce qui rend les combats de boss si emblématiques des jeux vidéo ?
Les combats de boss sont conçus pour être mémorables et pour ponctuer le déroulement de l'expérience de jeu. En général, la conception des boss demande beaucoup de soin et de travail. Les boss offrent un aperçu de la monstruosité sublime parce qu'au premier abord, ils semblent trop grands pour être vaincus. Mais eux aussi sont finalement pensés pour pouvoir être battus et devenir des trophées. En ce qui me concerne, j'adore les combats de boss pour leur côté spectaculaire. Mais après avoir battu un boss, malgré le sentiment de triomphe et de satisfaction, j'éprouve toujours un vide étrange parce que cet être remarquable a perdu son caractère unique – il est devenu un ennemi de plus dans une longue suite d'ennemis vaincus.
Les combats de boss sont conçus pour être mémorables et pour ponctuer le déroulement de l'expérience de jeu. En général, la conception des boss demande beaucoup de soin et de travail. Les boss offrent un aperçu de la monstruosité sublime parce qu'au premier abord, ils semblent trop grands pour être vaincus. Mais eux aussi sont finalement pensés pour pouvoir être battus et devenir des trophées. En ce qui me concerne, j'adore les combats de boss pour leur côté spectaculaire. Mais après avoir battu un boss, malgré le sentiment de triomphe et de satisfaction, j'éprouve toujours un vide étrange parce que cet être remarquable a perdu son caractère unique – il est devenu un ennemi de plus dans une longue suite d'ennemis vaincus.
Alors que la monstruosité dans d'autres médias, notamment au cinéma, a beaucoup évolué depuis les années 1970, en partie parce que l'idée du monstrueux et du mal n'est plus aussi claire qu'avant, vous affirmez que les jeux vidéo, malgré quelques tentatives intéressantes de rompre avec la formule typique du PvE comme Undertale ou Shadow of the Colossus, sont à la traîne. Pourquoi pensez-vous que ce soit le cas ?
La création de jeux vidéo est une activité très risquée et les grands éditeurs évitent le plus souvent de modifier les mécanismes de base et les paradigmes les plus communs dans la conception de jeux – et la destruction de monstres en fait partie. Sur le plan thématique, les jeux ont rattrapé leur retard et réfléchissent à des questions telles que les pandémies ou le pouvoir des entreprises. Mais même dans les jeux grand public qui tentent de dépeindre des problèmes plus complexes et systémiques, comme l'infection dans The Last of Us, vous vous retrouvez au final à combattre des individus qui sont des quasi-zombies (et des gens).
Alien : Isolation offrait un comportement inventif dans son IA mais n'a pas été un grand succès commercial – peut-être que si ça avait été le cas, il y aurait davantage de monstres imprévisibles dans les jeux d'aujourd'hui. Quant à Shadow of the Colossus, c'est une œuvre d'art singulière qui a pu être réalisée grâce à la grande liberté créative accordée par Sony à l'équipe Ico. Mais il s'agit là d'une exception plutôt que d'une règle dans le développement de superproductions. On peut toutefois s'attendre à plus d'innovation dans les jeux indépendants, et Undertale en est un exemple. Un autre est Carrion (2020), dans lequel vous incarnez un monstre tentaculaire, une perspective originale sur la monstruosité.
La création de jeux vidéo est une activité très risquée et les grands éditeurs évitent le plus souvent de modifier les mécanismes de base et les paradigmes les plus communs dans la conception de jeux – et la destruction de monstres en fait partie. Sur le plan thématique, les jeux ont rattrapé leur retard et réfléchissent à des questions telles que les pandémies ou le pouvoir des entreprises. Mais même dans les jeux grand public qui tentent de dépeindre des problèmes plus complexes et systémiques, comme l'infection dans The Last of Us, vous vous retrouvez au final à combattre des individus qui sont des quasi-zombies (et des gens).
Alien : Isolation offrait un comportement inventif dans son IA mais n'a pas été un grand succès commercial – peut-être que si ça avait été le cas, il y aurait davantage de monstres imprévisibles dans les jeux d'aujourd'hui. Quant à Shadow of the Colossus, c'est une œuvre d'art singulière qui a pu être réalisée grâce à la grande liberté créative accordée par Sony à l'équipe Ico. Mais il s'agit là d'une exception plutôt que d'une règle dans le développement de superproductions. On peut toutefois s'attendre à plus d'innovation dans les jeux indépendants, et Undertale en est un exemple. Un autre est Carrion (2020), dans lequel vous incarnez un monstre tentaculaire, une perspective originale sur la monstruosité.
Comment envisagez-vous l'évolution de la nature et du rôle du monstre dans les jeux vidéo ?
L'une des grandes questions est de savoir si le PvE conservera sa popularité. L'énorme succès des jeux PvP comme Fortnite, CS:GO et LoL (qui comporte des éléments PvE, mais pas très importants) pourrait la remettre en question, car il semble que les gens aient à nouveau commencé à aimer jouer les uns contre les autres plutôt que contre des ennemis simulés. S'il y a moins de demande pour les jeux PvE, il y aura peut-être moins de monstres. Mais je pense que le PvE et le PvP continueront de cohabiter. J'espère également que les concepteurs de jeux exploreront d'autres types d'altérité que la simple monstruosité triviale, uniquement là pour être tuée. Undertale, Carrion ou des jeux comme Black Book semblent montrer la voie à suivre.
L'une des grandes questions est de savoir si le PvE conservera sa popularité. L'énorme succès des jeux PvP comme Fortnite, CS:GO et LoL (qui comporte des éléments PvE, mais pas très importants) pourrait la remettre en question, car il semble que les gens aient à nouveau commencé à aimer jouer les uns contre les autres plutôt que contre des ennemis simulés. S'il y a moins de demande pour les jeux PvE, il y aura peut-être moins de monstres. Mais je pense que le PvE et le PvP continueront de cohabiter. J'espère également que les concepteurs de jeux exploreront d'autres types d'altérité que la simple monstruosité triviale, uniquement là pour être tuée. Undertale, Carrion ou des jeux comme Black Book semblent montrer la voie à suivre.