Pour les amateurs de cinéma américain un peu sérieux mais tout de même accessible, le nom Annapurna Pictures n'est pas tout à fait inconnu. Pour les autres, précisons-le tout de même : il s'agit de la société de production (assez récente, puisqu'elle date de 2011) de longs-métrages aussi variés que Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow, Sausage Party (le dessin animé un peu cochon avec Seth Rogen), American Bluff et Joy de David O. Russell, Spring Breakers d'Harmony Korine, The Master de Paul Thomas Anderson, Her de Spike Jonze ou encore Isle of Dogs, le prochain Wes Anderson. Bref, du cinéma plutôt pour grandes personnes qui feuillettent Télérama lors de leur brunch en terrasse du dimanche matin. Annapurna ne se contente d'ailleurs pas de ça : l'entreprise produira aussi la série télé des frères Coen, un western nommé The Ballad of Buster Scruggs. Et en fin d'année dernière, le studio a ouvert une branche multimédia : Annapurna Interactive. N'y voyez pas le prochain géant de l'industrie : Annapurna n'édite pour l'instant que des jeux indés, mais pas n'importe lesquels. L'entreprise fondée par Megan Ellison semble choisir ses jeux sur un simple critère : leur nombre d'années de retard. What Remains of Edith Finch ? Cinq ans de développement (et un excellent accueil critique à sa sortie il y a quelques mois, y compris dans nos pages). Gorogoa ? Six ans de développement dont la moitié de retard. Donut County ? Cinq ans de travail et deux ans de retard. Ashen ? Quatre ans de développement dont une année à la bourre. Et enfin The Artful Escape of Francis Vendetti, qui n'a qu'un peu plus de deux ans de développement mais compense avec une campagne Kickstarter complètement ratée, au point qu'on avait cru le projet mort et enterré l'an dernier.
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Annapurna, le foyer pour jeux vidéo perdus
Quand on évoque les liens entre cinéma et jeu vidéo, c'est-à-dire au moins trois fois par semaine à la rédaction de Canard PC quand quelqu'un se met subitement à pleurer en se rappelant le film Pixels, on pense surtout à des blockbusters adaptés d'un média à un autre. Pour une fois, on va parler d'autre chose : des jeux vidéo originaux produits par un petit studio hollywoodien.
Ashen
What remains of Edith Finch
Les jeux d'Annapurna, sorte de centre d'accueil pour projets en perdition, proposent une direction artistique forte, originale et facile à identifier.
Coûts et blessures. Ces temps de développement immenses, souvent entrecoupés de longues périodes sans la moindre nouvelle, donnent un petit côté chenil à Annapurna Interactive, qui devient de fait un centre d'accueil pour projets en perdition. Ce n'est toutefois pas leur seul critère de sélection : tous les jeux proposent une direction artistique forte, originale et facile à identifier. Pas question non plus de se retrouver avec des titres surfant sur les modes (survie, crafting...) comme chez bien d'autres éditeurs d'indés ; tous ceux d'Annapurna pour l'instant semblent se démarquer de la concurrence. Comme si tous ces petits jeux avaient eu le temps de mijoter un peu avant de sortir. Est-ce que ça suffira vraiment sur le long terme ? Pas sûr, car les ventes de What Remains of Edith Finch sont loin d'être bonnes, et les autres titres ont eux aussi plus des têtes de jeux culte chéris par un public restreint que de best-sellers. Difficile du coup de croire que la lubie d'Annapurna continuera bien longtemps, donc autant profiter de leur sélection pendant qu'il est encore temps.
Ashen
Des caves à explorer, un inventaire à gérer, des combats avec une barre d'énergie, de grands boss qui vous bolossent, de la coopération et des roulades pour casser des poteries : Ashen ne cherche pas à cacher sa source d'inspiration, en l'occurrence une série de jeux dont le nom commence par Dark et finit par Souls. Si le jeu s'est fait remarquer cette année à l'E3, c'est en bonne partie grâce à sa son style visuel et à ses personnages taillés à la serpe (ce qui n'est pas sans rappeler un autre jeu de combat, Absolver), car Aurora44, le studio qui bosse dessus depuis 2013, est encore resté assez flou sur le jeu lui-même, sa taille, son ambition... Officiellement, Ashen sort l'an prochain, mais on peut déjà commencer à parier sur le nombre de mois de retard qu'il accusera.
Gorogoa. Comment retranscrire l'élégance d'un casse-tête ? Voilà la question principale qu'on se pose en sortant, un peu sonné, de la démo de Gorogoa. On peut tenter une approche purement descriptive et formelle (« sur une grille de quatre cases, on déplace des tuiles dessinées pour en extraire des éléments que l'on associe avec l'une ou l'autre tuile pour faire progresser l'histoire »), mais ça ne fonctionne pas. Trop aride, trop abstrait, à la fois trop précis et trop flou. Il faut procéder autrement. On peut parler de ce que raconte le casse-tête (« un garçon regarde par la fenêtre et découvre un dragon, il part à la recherche de cinq boules de couleur qu'il récupère grâce à son ingéniosité dans les différentes tuiles »), mais ça devient franchement ridicule, ce synopsis n'a aucun sens sans l'univers visuel qui va avec (dessiné, peint et animé à la main, avec un admirable souci du détail), ni avec le casse-tête qui permet la progression narrative. On fait du surplace, et vous n'êtes pas plus avancé qu'auparavant. Ne reste qu'un sentiment, celui de se trouver devant une mécanique peut-être pas unique (Framed et Samorost 3 l'utilisent aussi à leur manière), mais ici perfectionnée, où les bonnes idées pointent le bout de leur nez en permanence. Comme dans The Witness, il n'est pas rare en jouant à Gorogoa d'avoir le souffle coupé et de laisser échapper un petit « wow » quand on pige soudainement le fonctionnement d'un ensemble de tuiles.
Pour vous convaincre, je pourrais maintenant tenter à nouveau l'approche formelle et vous décrire l'un des casse-tête, l'enchaînement presque magique qui permet d'arriver jusqu'à sa solution, mais à quoi bon ? Gorogoa ne fonctionne vraiment que quand il est joué, quand on fait soi-même les connexions, quand on admire l'inventivité de chaque nouvelle scène. Bref, inutile de le divulgâcher dès maintenant, autant garder quelques munitions pour le test. Mais finira-t-on seulement par jouer un jour à une version complète de Gorogoa ? Annapurna a beau promettre une sortie pour cette année (sur PC et iOS), on commence à connaître la musique : la dernière fois qu'on avait parlé du jeu, en 2014, c'était aussi pour « cette année ». Et si Jason Roberts, le brave homme qui le conçoit tout seul, a tant repoussé Gorogoa, c'était pour le redessiner entièrement au fur et à mesure que sa maîtrise du dessin s'améliorait. Ne reste plus qu'à espérer qu'il arrête de progresser.
The Artful Escape of Francis Vendetti
Gorogoa
The Artful Escape of Francis Vendetti. Qui est Francis Vendetti ? Un ado et un jeune musicien qui monte. Mais qui aimerait-il être ? The Artful Escape raconte sa quête initiatique, à la recherche d'un personnage de scène pour son groupe de rock. Johnny Galvatron, ancien rockeur reconverti dans le jeu vidéo (c'est son premier projet), tente évidemment un parallèle avec David Bowie et son alter ego Ziggy Stardust. Alors boum, voilà Francis baladé sur des planètes étranges autour desquelles orbitent des lunes géantes. Il y rencontre des dieux divers et gigantesques avec lesquels il partage un bœuf, parce qu'entre amateurs de rock progressif c'est ce qu'on fait, même sur d'autres planètes. Il transforme sa gratte en planche de surf brillante, saute et l'attrape au vol pour enchaîner avec un riff... En principe, on évite de trop utiliser le terme « onirique », terme facile pour décrire trop de choses avec trop peu de nuances, mais ici ça colle parfaitement au délire de The Artful Escape, tant au niveau du propos que du style visuel.
Car voilà, The Artful Escape tente une (difficile, mais c'est de l'adversité que naît la victoire) réconciliation entre le bling-bling et le bon goût, avec du mauve scintillant partout, des lasers qui feraient honte aux années 1980... mais aussi, parfois, de jolies couleurs pastel bien assorties. On ne va pas se mentir, c'est casse-gueule sur tous les plans, y compris du côté du jeu lui-même, sorte de platformer où les sauts sont presque impossibles à rater, les boss plutôt des potes, et les dialogues à choix multiples sans réelle conséquence sur la suite de l’aventure. The Artful Escape ressemble à ces premiers jeux où le créateur veut mettre toutes ses idées d'un coup sans vraiment chercher à les trier. Dur de ne pas être complètement cynique, mais Johnny Galvatron y met tant d'enthousiasme (ou d'acharnement, c'est selon), qu'on a envie d'y croire, au moins un petit peu. On a de toute façon le temps de venir voir, puisque ni Galvatron ni Annapurna ne lui prédisent d'autre date de sortie que « quand ce sera prêt ».
Donut County Voilà désormais cinq ans que Ben Esposito (qui a par ailleurs bossé sur What Remains of Edith Finch) s'évertue à réinventer le trou. Anciennement nommé Kachina, Donut County est un Katamari Damacy du vide : au lieu de créer une boule de plus en plus grosse, on commence comme un petit trou et plus on attire d'objets ou de créatures dans son creux, plus le trou grossit. Il y a quelque chose de remarquablement satisfaisant à nettoyer des niveaux entiers de leurs cailloux, plantes, objets, créatures et bâtiments divers, pour qu'à la fin le néant règne en maître incontesté. Enfin je dis ça, mais il y a peut-être un biais : c'est aussi comme ça que je range mon bureau. Théoriquement, Donut County sort cette année sur PC et iOS, sauf bien sûr s'il repart se cacher au fond d'un trou pour quelques années.
Donut County
The Artful Escape of Francis Vendetta
The Artful Escape of Francis Vendetta
The Artful Escape of Francis Vendetta