Nous sommes en 2001. Le troisième millénaire vient de se lever, s'étire un peu, ouvre un placard, constate que son paquet de céréales est vide (sans doute la faute du XXe siècle qui, paniqué par le bug de l'an 2000, a oublié de faire les courses) et part se recoucher. En 2001, Electronic Arts, le plus gros éditeur de jeux, est une boîte très différente de celle qu'on connaît aujourd'hui. En ces temps reculés, Alerte Rouge 2 et Les Sims viennent de sortir, Need for Speed n'en est qu'à son cinquième épisode, Battlefield 1942 et Medal of Honor : Débarquement Allié n'existent pas encore. Pour 2001, EA prévoit un gros catalogue avec notamment, outre les habituels jeux de sport, Black & White de Peter Molyneux, un nouveau Command & Conquer, Dark Age of Camelot, Emperor : Battle for Dune (la suite oubliée, mais c'est peut-être mieux pour tout le monde, de Dune 2) et Majestic. Sorti uniquement aux États-Unis le 31 juillet 2001, ce dernier était un ovni complet : un ARG (pour alternate reality game, bref un titre où vous incarnez votre propre rôle mais dans une fiction) jouable uniquement sur le Net. Pire : non seulement il était payant, un sacré pari pour un ARG à l'époque, mais il s'agissait aussi de l'un des tout premiers jeux épisodiques. Et qui dit jeu épisodique dit season pass... À l'époque, alors que les jeux se vendaient encore quasi uniquement en boîte et que les connexions rapides à Internet étaient encore bien rares aux États-Unis, c'était audacieux, comme on dit. Dès le départ, Majestic partait avec un paquet de handicaps.
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Majestic
Majestic, au mauvais endroit au mauvais moment
Un studio de développement de jeu vidéo détruit par les flammes, des fans qui se mobilisent sur Internet pour mener l'enquête avec les développeurs survivants, une conspiration du gouvernement américain... Comment ça, cette belle histoire ne vous dit rien ? C’est normal, tout cela est faussement vrai et vraiment faux.
Un incendie bien mystérieux. Pourtant, Majestic présentait aussi une belle idée : vous placer en immersion totale dans la vraie-fausse conspiration de Majestic 12 (une thématique alors à la mode, présente dans Deus Ex un an plus tôt), un délire de doux dingues qui impliquait le gouvernement des États-Unis dans la dissimulation d'un crash d'alien à Roswell. Au premier lancement du jeu, un message d'Electronic Arts vous informait qu'Anim-X, le studio en charge du développement de Majestic, avait fermé suite à un incendie non élucidé. Le jeu était par conséquent suspendu, et EA vous invitait à chercher plus d'informations sur le site d'une feuille de chou locale, le Portland Chronicle 1. De fil en aiguille, de site en site, le joueur trouvait une interface, la Majestic Alliance Application et pouvait s'y connecter. Là, avec les « derniers développeurs d'Anim-X » et d'autres curieux, le joueur pouvait chaque jour remplir des missions afin d'élucider le mystère, qui pourtant s'épaississait à chaque étape.
1. Il n'y a, bien évidemment, jamais eu d'incendie. Anim-X comme le Portland Chronicle n'ont jamais existé et sont des créations des vrais développeurs, EA Redwood Shores, aujourd'hui connus sous le nom de Visceral Games.
Pas encore tout à fait un échec, mais pas vraiment un succès non plus. Sites web à visiter et éplucher, e-mails reçus au milieu de la nuit, discussions sur des salons AIM2 avec des personnages louches, messages vidéo un peu cheapos distribués dans la Majestic Alliance Application, coups de fil à passer sur de vrais numéros de téléphone... Majestic ne ménageait pas ses efforts pour plonger ses joueurs dans son univers parano. Et mine de rien, il y avait du monde qui suivait. Avec 70 000 participants payants au deuxième épisode sorti début septembre (contre 800 000 pour le premier, qui avait l'avantage d'être gratuit), Majestic avait un taux de conversion qui ferait rêver bien des marketeux aujourd'hui, où il tourne plutôt entre 1 et 3 %. Nonobstant, ce n'était pas considéré comme un bon départ par Electronic Arts qui, ayant investi 20 millions de dollars dans le bidule, en espérait beaucoup plus. Mais ce qui a tué Majestic, ce n'est pas le rythme un peu bizarre du jeu (même si faire tenir des milliers de joueurs six mois durant avec des chats AIM et des e-mails était une gageure), ses puzzles basiques, sa narration bourrée de clichés (un technothriller conspirationniste avec des aliens, fatalement...) ou ses vidéos à petit budget. Ce n'est pas non plus son modèle économique original, ni le taux de pénétration de l'ADSL dans les foyers américains. Ce qui a tué l'ARG, c'est le monde réel.
2. Pour nos plus jeunes lecteurs, rappelons qu'AIM (AOL Instant Messenger) était une application de messagerie instantanée. Le Facebook Messenger de son temps, en quelque sorte.
Retour au réel. Le 11 septembre 2001, le troisième millénaire se réveille de nouveau, cette fois en sursaut et en panique. Tout le monde s'affole, même chez Electronic Arts, où l'on estime que proposer un thriller paranoïaque ancré dans le réel n'est peut-être pas la meilleure idée du monde à ce moment précis3. Majestic est immédiatement mis en pause, puis reprend une semaine plus tard, comme si de rien n'était. Mais la situation est loin d'être normale, et les abonnements s'effondrent : effectivement, plus personne n'a envie de jouer à ça dans cette ambiance. Dès octobre, il ne reste plus que 10 000 clients et EA licencie une partie des développeurs. Malgré tout, les épisodes s'enchaînent chaque mois avec une régularité épatante (Telltale, considéré aujourd'hui comme le parrain du jeu épisodique, mettra des années à atteindre ce rythme) mais en décembre, le couperet tombe : le cinquième épisode sera le dernier, Majestic n'aura pas de seconde saison et les serveurs seront débranchés fin avril 2002. De Majestic, il ne reste donc plus rien sur le Net. D'autres jeux ont tenté des expériences proches, notamment les productions d'Éric Viennot (les deux In Memoriam et plus récemment Alt-Minds, également épisodique et sur abonnement, également un échec commercial), mais dans l'ensemble les ARG sont surtout devenus un outil marketing (pour Halo 2, Portal 2, Windows Vista...), une façon d'impliquer (et d'occuper) les fans les plus acharnés. Ce qui en limite fortement l'intérêt.
3. Il y aurait de quoi écrire des pages et des pages sur la façon dont le 11 septembre a immédiatement influencé l'industrie américaine de l'entertainment, forçant par exemple de nombreux films (du premier Jason Bourne au dessin animé Lilo & Stitch) à une réécriture en cours de tournage.
Majestic 2, le retour ? Aujourd'hui, les jeux épisodiques, les abonnements et les ARG font partie du paysage. Les connexions rapides et illimitées à Internet sont légion et tout le monde ou presque vit avec un ordinateur dans la poche. Pourtant, rien ne dit que Majestic fonctionnerait mieux à notre époque. Les thrillers à base d'aliens sont passés de mode (quelqu'un a regardé la nouvelle saison de X-Files ?), le Web s'est agrandi et la réalité est devenue bien trop absurde : en cherchant une conspiration fictive, on finirait par débarquer sur de vraies conspirations (« la Russie a-t-elle piraté les élections américaines ? ») ou les doux dingues qui s'imaginent des conspirations entre eux (« 15 preuves que la Terre est plate ! on vous ment ! »). Comment faire la différence entre une vraie conspiration, une fausse, une fausse vraie et une vraie fausse ? Mais surtout, combien s'écoulerait-il d'heures entre le début de votre partie et le moment où votre fournisseur d'accès, alerté par vos pages consultées (« comment aller sur le Darknet », « top 10 des moyens pour se débarrasser d'un corps », « carte de la forêt de Fontainebleau », « dit-on le ou la Game Boy ? »), contacterait les autorités ? Remarquez, voir le GIGN défoncer votre porte aux aurores ajouterait une petite touche de réalisme à n'importe quel ARG...