Quand on entame pour la première fois une mission de Hitman, en particulier celles du dernier épisode paru en 2016, on est perdu. Les cibles paraissent inaccessibles. Comment abattre un type suivi en permanence par deux gardes du corps armés ? Comment pénétrer dans un lieu ultra-securisé, protégé par des portes blindées que défendent des unités paramilitaires ? Et puis, surtout, les niveaux sont trop grands, les PNJ trop nombreux. Partout autour de nous, des dizaines de conversations, des gens qui passent, qui nous donnent des idées (voler l'uniforme d'un livreur, suivre ce type dans la forteresse en se glissant derrière lui avant que la porte se referme) pour la plupart irréalisables. Ah oui mais non là je peux pas il y a un garde. Là aussi c'est mort, il passe trop vite. Alors on se promène en espérant trouver une faille, on expérimente, on se plante, on recommence, on se familiarise avec l'environnement, on finit par comprendre. Peu à peu, ce qui nous semblait incompréhensible devient limpide et les cibles finissent, au choix, avec une balle dans la tête, un garrot autour du cou ou une dose de poison dans l'estomac. Certes, ce n'est en général pas fait de façon très propre, mais au moins la mission est accomplie. Il ne reste plus qu'à la refaire. Encore, et encore, et encore, et encore...
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Un meurtre sans fin
Ce que l'assassinat en série m'a appris sur les films adaptés de jeux vidéo
Je n'ai toujours pas vu le film Hitman : Agent 47. Peut-être parce que j'ai autre chose à faire. Peut-être pour ne pas faire concurrence à Netsabes, spécialiste des nanars vidéoludiques, qui va tous les voir dès qu'ils sortent en salle et débarque à la rédac le lendemain en ricanant comme Diabolo(1). Ou peut-être parce que j'ai déjà vu l'autre adaptation de Hitman, sortie il y a quelques années. Non, pas celle de 2007 avec Timothy Olyphant. Celle de 1993, avec Bill Muray.
Note 1 : Sachez-le, Netsabes rigole comme ça : http://cpc.cx/itH
Coup de canif dans le contrat. Désormais, le joueur connaît le niveau. Il sait quand tel PNJ peut être neutralisé sans attirer les soupçons, dans quelles zones il peut pénétrer avec tel déguisement. Et, par extension, son personnage le sait aussi. Alors que, dans l'univers du jeu, 47 entame la mission pour la première fois, il bénéficie du savoir accumulé au cours d'innombrables tentatives passées, qui lui donne des capacités quasiment surnaturelles. Non seulement le joueur, comme dans n'importe quel jeu, va approfondir sa connaissance des règles (par exemple comprendre que, quand il jette un objet au sol pour créer une distraction, c'est toujours le PNJ le plus proche du point d'impact qui ira vérifier ce qui se passe), mais il va peu à peu acquérir des pouvoirs de précognition. Savoir à quel moment exact untel va aller s'accouder au bar, à quel moment précis le garde va aller prendre sa pause clope, ce qui va se passer trois secondes après qu'un personnage en a rencontré un autre. Puis il va gagner accès à de nouveaux points d'infiltration situés ailleurs sur la carte, découvrir les lieux sous un jour nouveau, acquérir une connaissance totale du site. Contrairement à celle d'un open world, qui offre en permanence de nouveaux environnements à explorer, ou d'un rogue-like, dont les niveaux générés de façon procédurale sont toujours identiques mais toujours différents, la rejouabilité de Hitman repose sur la répétition infinie du même, sur l'exploration scrupuleuse d'un volume en quatre dimensions (son espace, plus le fil chronologique des événements qui s'y déroulent) jusqu'à ce qu'on en connaisse les moindres recoins et puisse jouer avec, tenter le crime parfait ou y foutre le bordel en introduisant un élément perturbateur.
Contrat aidé. Dans Un jour sans fin (Groundhog Day en VO), le personnage joué par Bill Muray, un présentateur météo misanthrope envoyé en reportage dans la petite ville de Punxsutawney, va se retrouver coincé dans une boucle temporelle, condamné à revivre la même journée, exactement la même journée, pour les siècles des siècles. Comme le joueur de Hitman, il va apprendre par cœur le fil des événements, tenter des expériences, essayer de s'enfuir puis de tirer le plus grand profit possible de sa situation. L'idée est si bonne, le film un tel chef-d'œuvre – Groundhog Day est sans l'ombre d'un doute l'une des comédies les plus intelligentes et les plus subtiles de l'histoire du cinéma – qu'on se demande pourquoi le principe de la boucle temporelle n'a pas été davantage exploité au cinéma. Dans un film d'action par exemple. Dans un film Hitman.
Le contrat de conscience. Pourquoi, à de rares exceptions, les adaptations de jeu vidéo au cinéma sont-elles nulles à chier ? Sans doute parce que les producteurs pensent qu'il suffit de coller un nom connu des joueurs sur n'importe quel navet pondu par un réalisateur de troisième zone pour remplir les salles. Mais peut-être aussi parce qu'aucun de ces films n'a jamais cherché à adapter ces jeux. Ils se contentent d'en reproduire sommairement le contexte (une aventurière fille d'un archéologue richissime, des orcs et des humains qui se mettent sur la gueule…) et d'emprunter quelques noms, puis plaquent le tout sur un pop-corn movie générique. Or, filmer Dwayne Johnson déguisé en sergent de l'espace, même en caméra subjective, n'a rien à voir avec Doom. Tondre Rupert Friend ne suffit pas à faire un Hitman. Ces films sont au mieux des spin-off, au pire des goodies. Maintenant, imaginez un instant à quoi ressembleraient de véritables transpositions sur grand écran du gameplay d'un jeu, de l'expérience du joueur, et non pas un bête décalque de son scénario. Quelle mine d'or cela représenterait entre les mains de réalisateurs talentueux, capables de saisir l'esprit du jeu qu'ils adaptent. Un Tarantino qui mettrait en scène un assassin maudit après l'échec de sa mission, condamné à la revivre jour après jour jusqu'à enfin réussir le crime parfait, une parabole sur la liberté signée Michel Gondry qui raconterait les mille et une vies possibles d'un prisonnier tout juste sorti des prisons de Tamriel... Avouez que ça fait envie.
Du contrat social. En tout cas ça me faisait envie, et puis ça m'occupait l'esprit d'imaginer ces films pendant que je noyais Dalia Margolis dans la cuvette des chiottes pour la vingtième fois. C'est ensuite, en allant une fois encore planquer son corps dans l'armoire, que j'ai pris conscience d'autre chose. Au fil des répétitions de la même journée, le protagoniste de Groundhog Day devient de plus en plus humain. Arrivé à Punxsutawney aigri et hautain, il va lentement s'ouvrir aux autres – et le spectateur, dans le même temps, va s'attacher à ces personnages secondaires dont il découvre un peu plus l'existence à chaque itération. Le joueur de Hitman, à l'inverse, ressemble de plus en plus à un automate. Ce même niveau, qui au début le fascinait, semblait vivant, peuplé d'êtres humains chacun riche d'une histoire, n'est plus qu'un puzzle, un dispositif déterministe qu'il faut résoudre encore et encore pour collectionner les achievements. De ce petit détail, nous pouvons sans doute tirer de grandes conclusions sur les limites du jeu vidéo. Ou peut-être pas. En tout cas ce sera sans moi, j'ai encore des cibles à étrangler.